South Korean President Yoon Suk Yeol

Atouts et difficultés de la Corée du Sud pour devenir un « État pivot mondial »

En réponse à l’évolution rapide du paysage géopolitique, l’autodésignation en tant qu’« État pivot mondial » de la Corée du Sud, par l’actuel président Yoon Suk-yeol, suggère que le pays est arrivé à un tournant dans sa politique étrangère. Alors qu’elle ne se préoccupait auparavant presque qu’exclusivement de son contexte immédiat de sécurité internationale et régionale, la Corée du Sud adopte aujourd’hui une approche plus large quant au rôle qu’elle envisage de jouer pour contribuer à façonner l’ordre mondial.

À certains égards, le concept d’« État pivot mondial » est une nouveauté dans la réflexion sud-coréenne sur la politique étrangère. D’autre part, il ne s’agit pas d’une rupture radicale par rapport à ses positions antérieures. Néanmoins, cette stature mondiale plus ambitieuse soulève des questions sur la capacité du pays à s’engager activement et à intervenir dans des questions internationales délicates telles que le cas de Taïwan et les conflits au Moyen-Orient. Alors que la Corée du Sud occupe une place de plus en plus importante sur la scène internationale, quelles sont les possibilités d’alignement sur les intérêts stratégiques du Canada, en particulier dans la région indo-pacifique ?

Qu’entend-on par « État pivot mondial » ? 

Bien que l’expression « État pivot mondial » n’ait pas été officiellement définie par le ministère sud-coréen des Affaires étrangères ou dans les objectifs de la politique présidentielle, son sens ressort des discours du président Yoon Suk-yeol et des membres actuels et anciens de son cabinet, de la stratégie de défense nationale 2023 du pays et de l’analyse des experts en matière de politique étrangère. En général, ce concept suggère que la Corée du Sud aspire à devenir un pays capable de modifier la répartition du pouvoir et de créer ou de maintenir la stabilité au sein de l’ordre politique international, et ce dans une proportion correspondant à sa puissance économique, à ses capacités militaires et à son influence culturelle dans le monde.

Une autre caractéristique importante de cette approche réside dans la volonté de la Corée du Sud de travailler en solidarité avec des partenaires partageant les mêmes valeurs et les mêmes standards, et même d’assumer un rôle de chef de file dans l’élaboration de ces standards. Ce rôle s’étend à la coopération internationale et à la participation active à la résolution des problèmes mondiaux tels que les changements climatiques, les pandémies, l’insécurité alimentaire et les droits de la personne dans la région indo-pacifique et au-delà.

Quelle est l’origine de ce virage dans la politique étrangère sud-coréenne ?

Le récent pivot stratégique de la Corée du Sud remonte à l’introduction par le président Roh Tae-woo (1988-1993) de la « Nordpolitik », qui visait à établir et à normaliser les relations avec la Chine et l’Union soviétique. Le concept de « puissance moyenne » s’inscrivait dans la Nordpolitik, ce qui, pour la Corée du Sud, consistait à renforcer sa position afin de ne plus être perçue comme « petite et faible », ni isolée sur le plan idéologique et diplomatique. Elle devait au contraire se donner les moyens d’entretenir des relations diplomatiques indépendantes avec un large éventail de pays, quelles que soient leurs différences idéologique ou diplomatique.

Le successeur de M. Roh, Kim Young-sam (1993-1998), a prôné la mondialisation (segyehwa), qui consistait à s’aligner sur les normes internationales et à en établir de nouvelles, en particulier dans les domaines du commerce et de la technologie. Le leadership de la Corée du Sud dans le secteur des technologies mobiles et de l’Internet, en particulier la commercialisation en 1996 de la technologie CDMA, une technologie de communication mobile numérique de deuxième génération, adoptée comme standard par des économies majeures telles que la Chine, le Japon, la Russie et les États-Unis, a démontré sa capacité à influencer les standards mondiaux. Ces étapes ont été déterminantes pour la diplomatie commerciale du président Kim Young-sam, qui a notamment étendu les efforts diplomatiques pour promouvoir les intérêts commerciaux et favoriser les relations commerciales en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Si l’objectif de la diplomatie commerciale est économique, elle consiste également à tirer parti des relations diplomatiques pour créer des conditions économiques propices aux entreprises sud-coréennes, à négocier des ententes commerciales et, d’une manière générale, à renforcer la présence économique du pays sur les marchés mondiaux. Au cours de cette période, la Corée du Sud s’est aussi jointe à l’Organisation mondiale du commerce (1995) et à l’Organisation de coopération et de développement économiques (1996).

La stratégie de mondialisation de Kim Young-sam a servi de tremplin à la Corée du Sud pour être à la tête de la dernière technologie de réseau mobile 5G dans les secteurs mobiles et informatiques avancés, ce qui a considérablement élevé la position internationale de la Corée du Sud et suscité de grandes attentes quant à son rôle « pivot » dans l’élaboration des normes et des pratiques mondiales, même au-delà de la technologie.

Dans les années 2000 et 2010, la Corée du Sud a mis à l’avant-plan son rôle de « stabilisateur » en Asie du Nord-Est, de « puissance moyenne charnière » et d’« arbitre » dans les affaires régionales et mondiales, ce qui l’a amenée à jouer un rôle « pivot » (jungchujeok) dans le façonnement de l’avenir de la péninsule. Les approches stratégiques de la Corée du Sud ne se sont pas limitées aux questions de sécurité, mais se sont étendues aux préoccupations environnementales, à la défense des droits de la personne et à la promotion de la coopération économique, démontrant ainsi l’approche globale de la diplomatie sud-coréenne et son ambition d’influencer un grand nombre de questions internationales.

Ces approches stratégiques antérieures témoignent d’une volonté claire de contribuer de manière proactive et indépendante à la paix et à la stabilité dans le voisinage immédiat de la Corée du Sud et ailleurs. Chaque stratégie, bien que distincte dans son approche, a toujours cherché à élever la renommée mondiale de la Corée du Sud, en lui fournissant les outils nécessaires pour traverser les principaux enjeux et les complexités de la dynamique régionale et mondiale.

Plus récemment, le changement stratégique de la Corée du Sud opéré par le président Moon Jae-in (2017-2022) en faveur d’une nouvelle politique du Sud (NSP) visait à accroître la coopération avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et l’Inde à des rangs comparables à ceux des grandes puissances telles que la Chine, le Japon, la Russie et les États-Unis. La NSP reposait sur les objectifs généraux de recherche de solutions de rechange pour le commerce des ressources et des produits de base et de sécurisation des principales routes maritimes.

Sous l’administration Moon, l’escalade de la rivalité entre les États-Unis et la Chine a incité la Corée du Sud à adopter une stratégie d’« ambiguïté stratégique », en maintenant un équilibre avec des initiatives majeures telles que la nouvelle stratégie indo-pacifique des États-Unis et l’initiative chinoise de la Ceinture et la Route. Bien que prudente au départ, la Corée du Sud s’est alignée sur la vision des États-Unis pour une région indo-pacifique libre et ouverte en 2021, favorisant une collaboration qui privilégie la sécurité face à des enjeux non traditionnels et les liens socioculturels dans la région de l’ANASE.

En quoi le concept d’État pivot mondial se démarque-t-il des modèles précédents ?

Ces dernières années, la Corée du Sud a renforcé sa position d’État pivot mondial grâce à une série de nouveaux partenariats et projets :

  • En 2022, le président Yoon est devenu le premier président sud-coréen à participer à un sommet de l’OTAN. La Corée du Sud et l’OTAN ont également lancé un nouveau programme de partenariat visant à renforcer la coopération dans des domaines tels que la maîtrise des armements, la lutte contre le terrorisme et la cyberdéfense. La capacité de la Corée du Sud à innover et à accroître la production de semi-conducteurs l’a positionnée comme un acteur clé dans ces partenariats.
  • La Corée du Sud tire également parti de son statut d’exportateur de semi-conducteurs de premier plan et de fournisseur d’armes essentiel aux pays de l’OTAN. Cette ambition est soulignée par sa volonté de répondre aux besoins cruciaux en munitions pour l’Ukraine en Europe, montrant ainsi que la Corée du Sud est un fournisseur essentiel au-delà des frontières en Europe.
  • En 2023, Séoul a accueilli le premier sommet Corée–Îles du Pacifique, qui s’est concentré sur les questions de sécurité régionale telles que les changements climatiques, le développement durable et le renforcement de la coopération en matière d’innovation technologique et de sécurité sanitaire entre les pays insulaires du Pacifique. Ce sommet a facilité le dialogue sur des questions mondiales essentielles avec les pays que la Corée du Sud avait négligé jusque-là et s’est engagé à apporter un soutien tangible au développement et à la sécurité de la région du Pacifique.
  • En 2024, la Corée du Sud accueillera le premier sommet Corée–Afrique à Séoul. Cette rencontre portera sur le renforcement du partenariat entre la Corée du Sud et les pays africains dans les domaines du commerce, de l’investissement, de l’infrastructure et du développement, afin de construire un avenir de « coprospérité durable » entre les deux régions.
  • Sous la présidence de M. Yoon, la Corée du Sud a repris et élargi sa participation aux exercices interarmées, qui avaient été restreints ou annulés sous son prédécesseur afin d’éviter de provoquer la Chine, la Corée du Nord et la Russie.
  • La Corée du Sud a également eu des discussions sur la sécurité avec des grands acteurs mondiaux, notamment l’Australie, le Canada, le Japon et les États-Unis, comme en témoigne sa participation accrue aux exercices et dialogues multilatéraux sur la sécurité entre 2022 et 2023.
  • Le dialogue trilatéral général indo-pacifique entre le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis, inauguré en janvier 2024, vise à renforcer la coopération en matière de sécurité régionale et de développement économique, et à défendre un ordre indo-pacifique « libre et ouvert » au moyen de discussions régulières.

Il convient de noter qu’il existe également des points de continuité entre les administrations Moon et Yoon. Il s’agit notamment de traiter l’ANASE comme une priorité. Par exemple, en novembre 2022, lors du sommet Corée-ANASE au Cambodge, le président Yoon a déclaré qu’il « souhaitait s’aligner de manière significative sur les “Perspectives de l’ANASE sur l’Indo-Pacifique” dans son objectif de coopération ouverte et inclusive. L’ANASE est le partenaire coopératif le plus important pour faire progresser notre Stratégie indo-pacifique ». Cette déclaration réaffirme l’importance de l’ANASE dans la politique étrangère de la Corée du Sud et confirme la position de M. Moon selon laquelle le rôle de l’ANASE est crucial dans le schéma stratégique de la Corée du Sud dans la région. Dans son Plan d’action pour une région indo-pacifique libre, ouverte et prospère 2023 (plan d’action de la Stratégie indo-pacifique), le gouvernement Yoon a également préservé certaines initiatives de l’administration précédente, notamment les fonds de coopération Corée-ANASE et Corée-Mékong.

South Korean President Yoon Suk Yeol
Le président sud-coréen Yoon Suk-yeol prend la parole lors de l’Assemblée générale des Nations Unies (UNGA) au siège des Nations Unies, le 20 septembre 2023, à New York. | Photo : Michael M. Santiago/Getty Images

Quels sont les enjeux pour la Corée du Sud en tant qu’État pivot mondial ? 

Tout en soulignant l’agilité et l’ambition diplomatiques de la Corée du Sud, l’approche de l’État pivot mondial suscite également un examen minutieux de sa capacité à gérer des questions internationales complexes, qu’il s’agisse du détroit de Taïwan ou des tensions au Moyen-Orient. Par exemple, la Corée du Sud hésite à intervenir directement dans la question de Taïwan, mais des spéculations circulent sur le fait que les États-Unis pourraient intensifier la pression sur Séoul pour qu’il se commette, peut-être en apportant un soutien arrière à une coalition dirigée par les États-Unis ou en jouant un rôle dans des opérations maritimes. Cet engagement potentiel reflète les pressions plus larges auxquelles le pays est soumis dans le cadre de ses relations complexes avec les États-Unis et la Chine, en s’efforçant de défendre ses intérêts stratégiques tout en gérant les sensibilités diplomatiques.

Moon Chung-in, conseiller spécial de l’administration Moon, a exprimé ses inquiétudes quant au plan d’action de la Stratégie indo-pacifique de l’administration Yoon. Tout en critiquant le fait qu’il puisse compliquer les relations de la Corée du Sud avec la Chine, M. Moon a souligné que la position géopolitique de la Corée du Sud l’empêche de s’opposer à la Chine sans s’exposer à des répercussions diplomatiques et économiques importantes. Il a proposé de réévaluer le concept d’« Asie-Pacifique » pour privilégier l’inclusion, la coopération et la stabilité, à l’instar des mécanismes existants tels que la coopération économique Asie-Pacifique.

Comment les voisins et les alliés de la Corée du Sud ont-ils réagi à ce changement ?

Les réactions internationales à la nouvelle orientation de la politique étrangère de la Corée du Sud, par le truchement de sa propre stratégie indo-pacifique, ont été largement positives. Des partenaires clés comme l’Australie, le Canada et les États-Unis ont exprimé leur soutien à l’alignement et à la complémentarité avec leurs propres stratégies. Les domaines particuliers de collaboration comprennent la cybersécurité, la sécurité économique, l’action climatique et la stabilité régionale. Il s’agit d’intérêts mutuels pour lesquels une action collective est jugée bénéfique pour garantir la paix et la prospérité dans la région indo-pacifique.

La réponse de la Chine à la Stratégie indo-pacifique de la Corée du Sud et au concept d’État pivot mondial a été plus nuancée. Alors que les déclarations officielles ont fait preuve d’un optimisme prudent, soulignant la poursuite du partenariat et la stabilité régionale, les analystes qui observent de près les relations entre la Corée du Sud et la Chine suggèrent un courant sous-jacent plus complexe. Les experts estiment que si la Chine soutient publiquement les initiatives de collaboration régionale, elle reste méfiante à l’égard de tout mouvement stratégique susceptible de faire pencher l’équilibre des forces ou de consolider de manière considérable l’influence des États-Unis dans la région. Elle adoptera probablement une approche pragmatique, surveillant de près les actions de son voisin et la mise en œuvre de l’État pivot mondial afin d’évaluer leur impact sur ses intérêts stratégiques de la région. Cette analyse révèle que si l’État pivot global de la Corée du Sud vise à favoriser la coopération et la stabilité, le pays doit naviguer dans la dynamique délicate de la politique de puissance régionale, en conciliant ses aspirations avec les réalités des tensions géopolitiques existantes.

Comment le changement d’État pivot mondial pourrait-il influer sur les relations entre le Canada et la Corée du Sud ?

L’évolution de la Corée du Sud vers le statut d’État pivot mondial est sur le point d’améliorer considérablement ses relations avec le Canada, en alignant plus étroitement que jamais les intérêts stratégiques et les cadres de coopération des deux pays. Cette évolution marque le passage des discussions conceptuelles à la mise en œuvre pratique d’initiatives et de projets communs, comme en témoigne le plan d’action global de la Stratégie indo-pacifique de la Corée du Sud, qui détaille la collaboration dans un large éventail de domaines, notamment la sécurité économique, l’énergie propre, l’intelligence artificielle et les échanges culturels.

Possibilités de coopération entre le Canada et la Corée du Sud

Plan d’action de la Stratégie indo-pacifique 2024 (domaines de collaboration bilatérale)

 

Événements et projets pertinents

Poursuite du dialogue à haut niveau sur la sécurité économique   Dialogue inaugural de haut niveau sur la sécurité économique en 2023
Efforts continus pour repérer des projets de collaboration fondés sur le protocole d’accord Corée-Canada sur la chaîne d’approvisionnement en minéraux critiques, l’énergie propre et la sécurité énergétique, et élargissement des partenariats public-privé   Investissements de la Corée du Sud dans des entreprises minières et de technologies propres au Canada
Promotion de la recherche conjointe et des échanges d’experts dans le domaine de l’intelligence artificielle avec le Canada   Programmes conjoints d’intelligence artificielle à Toronto, collaborations à Montréal

Exploration de nouveaux programmes de coopération par l’intermédiaire de canaux généraux tels que le Comité conjoint de coopération scientifique et technologique (CCCST) Corée-Canada

 

  Réunion bisannuelle du CCCST en 2022 à Séoul
Consultations accrues dans le cadre du Défi mondial sur la tarification du carbone, dirigé par le Canada  

Dialogue bilatéral sur les changements climatiques

Protocole d’entente sur la coopération en matière de changements climatiques

Mise en œuvre de l’« Année d’échanges culturels mutuels Corée-Canada 2024-2025 »

 

 

Fonds de co-création Canada-Corée

Semaine de la Corée à Ottawa

     

La volonté de la Corée du Sud de jouer un rôle central sur la scène internationale, en accord avec les objectifs stratégiques du Canada, ouvre une nouvelle ère de coopération qui non seulement renforcera les relations bilatérales, mais aussi contribuera à la stabilité et à la prospérité régionales, renforçant ainsi l’importance d’un partenariat entre la Corée du Sud et le Canada pour façonner l’avenir de la région indo-pacifique.

Cette continuité, ancrée dans une histoire d’engagement international proactif depuis les années 1980, fait de la Corée du Sud un acteur dynamique sur la scène mondiale. Comme les principes qui sous-tendent l’État pivot mondial persisteront probablement au-delà de l’administration actuelle, les priorités du Canada continueront d’être alignées sur les siennes et les possibilités d’approfondir les relations se multiplieront.

Tae Yeon Eom

Tae Yeon Eom est chercheur-boursier à la Fondation Asie Pacifique du Canada. Lorsqu'il ne se plonge pas dans ses recherches à la FAP Canada sur les divers défis ou opportunités liés à l'ESG en Corée du Sud et sur les liens entre le Canada et la Corée du Sud, il voyage dans le temps et l'espace au bureau, réfléchissant et écrivant sur les subtilités de l'Asie du Nord-Est.

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