Toute présomption que nous avons faite sur la place du Canada dans le monde durant les 80 années passées est désormais contestable. Nous ne pouvons plus compter sur les autres pour préserver notre prospérité et sécurité. Cela nous revient, guidés par nos intérêts, valeurs, objectifs communs et le nouveau sens d’identité retrouvé.
quel que soit le parti qui formera le gouvernement canadien après les élections du 28 avril, il devra plaider en faveur d’un réengagement du Canada - de manière efficace et pragmatique - avec l’Inde. L’Inde est beaucoup trop importante pour notre avenir économique et sécuritaire pour qu’elle soit mise de côté.
Il y a vingt ans, l’économie indienne était plus petite que celle du Canada. Aujourd’hui, elle est presque le double. Elle est déjà la cinquième plus grande économie au monde, et en route pour devenir la troisième. En même temps, l’importance de l’Inde comme puissance régionale et aspirante puissance mondiale a progressivement augmenté. Notre région doit refléter cette réalité, fondée sur la compréhension et la coopération quand c’est possible, tout en restant honnête et respectueux, utilisant un dialogue constructif concernant nos différences.
Cela nécessiterait du courage politique. Les Canadiens considèrent l’Inde présentement avec méfiance. Un sondage d’opinion réalisé en décembre 2024 par l’Institut Angus Reid conjointement avec la Fondation Asie Pacifique du Canada, a constaté que l’avis public envers l’Inde a dramatiquement décliné. Les avis concernant la plus grande démocratie au monde ressemblent désormais à ceux tenus contre les puissances autoritaires telles que la Russie et la Chine. Ceci fait suite à des allégations selon lesquelles des hauts placés indiens auraient été impliqués dans l’assassinat, en juin 2023, de l’activiste khalistanais Hardeep Singh Nijjar sur le sol canadien, ainsi qu’à d’autres incidents présumés de « répression transnationale »
Tandis que l’affaire Nijjar ne puisse être ignorée, cet épisode, bien qu’il soit de nature sérieuse, ne devrait pas dicter l’intégralité de nos politiques. Nous devons garder à l’esprit l’ensemble du contexte : un ordre mondial instable et en évolution rapide, où les partenariats économiques et sécuritaires sont plus essentiels que jamais. Permettre aux investigations et procédures judiciaires de suivre leur cours sans interférences politiques injustifiées est la clé pour restaurer le dialogue et trouver une issue potentielle, tout comme cela a été le cas dans une situation similaire aux États-Unis.
Trois mois après le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis, même ce qui subsistait de l’ordre international libéral a été bouleversé. Le Canada devrait urgemment revisiter et moderniser ses présomptions sur les alliances et les partenariats mondiaux. Cela comprend l’expansion de l’intérêt porté sur les politiques étrangères, au-delà du cadre des pays partageant les vues similaires du G7 (bien que nous ferions bien d’inviter le premier ministre indien Narendra Modi à la réunion des chefs d’État du G7 à Kananaskis, Alberta). Bâtir des relations diversifiées et substantielles est essentiel pour la protection de la prospérité et de la souveraineté du Canada.
Cette recalibration servirait également à d’autres fins, en l’occurrence accentuer la pertinence du Canada pour les États-Unis. Considérons l’exemple australien : ayant une alliance robuste avec les États-Unis et travaillant à renforcer ses liens avec l’Asie, l’Australie s’est positionnée comme un acteur important dans l’Indo-Pacifique, non seulement comme un partenaire bilatéral, mais aussi comme un acteur régional. Le Canada devrait faire de même, gardant à l’esprit les différences constituant notre géographie et nos rôles mondiaux.
Il est intenable pour nous de maintenir des relations dysfonctionnelles avec la Chine et l’Inde, les deux pays les plus peuplés au monde, et très prochainement aussi les deux plus grandes économies dans la dynamique région de l’Indo-Pacifique. Notre relation de plus en plus imprévisible avec les États-Unis rend cette redirection d’autant plus urgente. Le Canada ne peut pas se permettre de rester accroché étroitement à ses partenaires classiques s’il souhaite s’épanouir dans le nouveau monde émergent.
L’Inde mérite une approche plus réfléchie et stratégique. Tandis que la relation a commencé avec une promesse, les dirigeants, tels que Louis St-Laurent et Jawaharlal Nehru, ont envisagé des partenariats dans un monde post-impérial, mais des décennies de distance, des avis divergents et l’incompréhension mutuelle ont laissé les relations sans développement.
Les liens entre les peuples ont fleuri, particulièrement à travers l’immigration et l’éducation. Ces liens ont considérablement enrichi la société et l’économie canadiennes. Mais les dirigeants et décideurs politiques canadiens ont continué de retourner à leur conception du monde centré sur les États-Unis et l’Europe, et parfois centré sur la Chine, ou du moins en Asie, avec très peu d’attention continue allouée à l’évolution de l’Inde.
Très souvent, notre compréhension de l’Inde ne correspondait pas à son importance stratégique. Et tandis qu’il y a eu tant d’échanges sur l’importance de l’Indo-Pacifique, très peu de nos penseurs et dirigeants politiques ont plus qu’une appréciation limitée du pays le plus vaste au monde, de ses complexités et de l’équilibre des enjeux pour le Canada. Cela a fait que les relations deviennent un outil pour les politiques domestiques, plutôt qu’un engagement stratégique au centre des intérêts nationaux du Canada. La rhétorique concernant les valeurs démocratiques communes manque de profondeur. Les traditions plurielles de l’Inde, les institutions démocratiques, la position de non-alignement, et récemment encore, la montée du nationalisme hindou, requièrent tous un engagement éclairé et prudent, plutôt que superficiel ou réduit à un commentaire moralisateur. Entre-temps, le potentiel de complémentarité entre les économies canadienne et indienne reste largement inexploité.
L’ascendance mondiale de l’Inde n’est pas garantie, et nous ne devons pas exagérer la réalisation de son potentiel dans un futur proche. Mais son rôle à jouer dans le façonnement du monde à venir ne peut être nié. Crucialement, l’Inde est engagée à moderniser, et non à démanteler, les institutions mondiales. Cela procure des opportunités réelles pour la collaboration avec le Canada concernant la réforme multilatérale et la gouvernance mondiale.
La montée de l’Inde comprendra à la fois l’opposition et la complémentarité des intérêts. La clé serait un engagement durable et une compréhension réciproque. Les Canadiens devraient se concilier avec l’Inde telle qu’elle est, et non pas comme nous souhaiterions la voir, et résister à l’impulsion de donner des leçons. Comprendre comment les Indiens se considèrent et leur rôle mondial est au fondement de tout partenariat conséquent.
Comme l’écrit le professeur T.V. Paul de l’Université McGill dans The Unfinished Quest: India’s Search for Major Power Status from Nehru to Modi, « l’Inde est l’État pivot pour empêcher l’hégémonie d’un seul pays dans l’Indo-Pacifique ».
Alors que les Canadiens s’inquiètent de plus en plus de l’attitude affirmée de la Chine sous la présidence de Xi Jinping et de l’imprévisibilité des États-Unis sous Trump, la question n’est plus de savoir si nous avons besoin d’une relation sérieuse et stratégique avec l’Inde, mais comment y parvenir.