Les affrontements du mois dernier entre l’Inde et le Pakistan nous rappellent de manière inquiétante la volatilité des relations entre ces deux adversaires dotés de l’arme nucléaire. Les relations entre New Delhi et Islamabad avaient été relativement calmes au cours des quatre années précédentes, après la signature en février 2021 d’un nouvel accord de cessez-le-feu le long de la ligne de contrôle, qui suit la frontière contestée entre le Cachemire administré par l’Inde et le Pakistan. Cette trêve avait donné lieu à une baisse des violences transfrontalières et à un apaisement des tensions. Mais, comme ce fut souvent le cas au cours des 78 ans d’histoire des relations entre l’Inde et le Pakistan, un événement déclencheur, en l’occurrence une attaque terroriste perpétrée le 22 avril qui a coûté la vie à 26 touristes près de Pahalgam, dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde, a brisé le calme fragile qui régnait entre les deux pays et provoqué une grave crise.
Depuis que l’Inde et le Pakistan sont officiellement devenus des États nucléaires en 1998, les deux parties ont évité la guerre, à l’exception d’un bref conflit en 1999 à Kargil, alors région du Cachemire sous administration indienne et aujourd’hui partie du territoire indien du Ladakh. Ces dernières années, toutefois, chacun des deux pays s’est aisément laissé aller à recourir à une force conventionnelle limitée, mais croissante, sans franchir le seuil nucléaire. En 2016, après une attaque terroriste dans le Cachemire sous administration indienne qui a tué 19 soldats, des commandos indiens sont entrés dans le Cachemire sous administration pakistanaise pour mener ce que New Delhi a qualifié de « frappes chirurgicales » contre des cibles terroristes. En 2019, après la mort de 40 soldats indiens dans le Cachemire sous administration indienne, l’Inde a lancé, pour la première fois depuis la guerre indo-pakistanaise de 1971, des frappes aériennes limitées au Pakistan, au-delà du Cachemire sous administration pakistanaise. Les Pakistanais ont dépêché des avions de chasse et les deux forces aériennes se sont livrées à un bref combat aérien. Un pilote indien a été abattu et la crise a pris fin après sa libération par le Pakistan.
Lors des affrontements de cette année, l’Inde a mené plusieurs frappes aériennes dans le Cachemire sous administration pakistanaise et dans la province pakistanaise du Pendjab, ce qui a incité le Pakistan à riposter par ses propres frappes. Chaque camp a envoyé des missiles et des drones sans pilote loin dans le territoire de l’autre, ce qui a conduit à plusieurs frappes sur des sites sensibles, notamment une attaque de missile indienne qui a visé la base aérienne de Nur Khan à Rawalpindi, située à proximité des centres de commandement et de contrôle pakistanais qui supervisent les armes nucléaires du pays.
Ce conflit a marqué le plus intense recours à la force entre l’Inde et le Pakistan depuis la guerre de 1971. Bien que la guerre de Kargil, qui a duré près de trois mois en 1999, ait été beaucoup plus longue que le conflit de quatre jours du mois dernier, elle s’était limitée à une petite zone géographique. La crise récente s’est déroulée à la fois dans le Cachemire sous administration indienne et dans celui sous administration pakistanaise, de même que dans plusieurs autres régions des deux pays. C’était également la première fois qu’on utilisait des drones dans un combat entre l’Inde et le Pakistan. En outre, l’Inde et le Pakistan ont chacun complété leur arsenal d’origine nationale par des armes provenant de plusieurs pays : la France, Israël et la Russie dans le cas de l’Inde, et la Chine et la Turquie dans le cas du Pakistan. Pour toutes ces raisons, la crise du mois dernier a vraisemblablement représenté le plus grand test de dissuasion nucléaire jamais réalisé. Les craintes d’une escalade nucléaire ont incité Washington à intervenir en tant que médiateur, ce qui a abouti à un cessez-le-feu.
Le brouillard de guerre était particulièrement épais dans ce conflit, exacerbé par une désinformation massive. Un mois après la fin des affrontements, plusieurs faits essentiels pour comprendre le conflit et porter un jugement définitif à son sujet demeurent obscurs. Une chose est toutefois claire : les relations entre l’Inde et le Pakistan sont sur le point d’entrer dans une longue période de gel. Dans le passé, les crises bilatérales, y compris certains conflits, ont souvent donné lieu à des périodes de tensions moins vives, voire à une certaine coopération, notamment dans le domaine commercial. Deux ans après la crise de 2019, l’Inde et le Pakistan ont conclu un cessez-le-feu le long de la ligne de contrôle. L’histoire ne devrait toutefois pas se répéter cette fois-ci. D’abord, l’ampleur et l’intensité des hostilités du mois dernier nuiront aux efforts d’apaisement des tensions. Ensuite, les mesures punitives non militaires prises par New Delhi à l’encontre du Pakistan peu après l’attaque de Pahalgam, notamment la suspension (pour la première fois) du traité sur les eaux de l’Indus, un accord transfrontalier essentiel; la suspension de tous les échanges commerciaux, y compris avec des pays tiers; et la fermeture de la seule frontière terrestre ouverte ont considérablement réduit l’espace diplomatique nécessaire au dialogue. Ces mesures pourraient également limiter, et donc affaiblir, les liens entre les populations. Si une ligne téléphonique militaire cruciale reste opérationnelle, ce qui devrait contribuer à garantir le maintien du cessez-le-feu, la désescalade au niveau diplomatique sera difficile.
Trois grandes leçons peuvent être tirées de la crise et de ses répercussions en ce qui concerne le Canada et les relations Canada-Inde.
1. La question du Khalistan demeure prioritaire pour New Delhi.
Les relations entre l’Inde et le Canada ont subi de vives tensions ces dernières années, en raison des allégations canadiennes selon lesquelles l’Inde recourt à la répression transnationale pour cibler les séparatistes sikhs au Canada. New Delhi rétorque qu’Ottawa n’en fait pas assez pour freiner les activités de certains sikhs canadiens qui soutiennent la création d’un nouvel État sikh, appelé Khalistan, en Inde.
La question du Khalistan a resurgi lors du récent conflit entre l’Inde et le Pakistan. Le Pakistan a accusé l’Inde d’avoir lancé des drones visant des sikhs dans la ville de Nankana Sahib, une ville sainte sikhe située dans la province pakistanaise du Pendjab, vénérée comme lieu de naissance de Guru Nanak, le fondateur du sikhisme. L’Inde a nié ces accusations. Cependant, à la suite des allégations du Pakistan, le groupe pro-Khalistan Sikhs for Justice a publié des messages sur les réseaux sociaux appelant les soldats sikhs indiens à déserter pour former leur propre armée. Il faut noter que Sikhs for Justice est le groupe auquel appartenait Hardeep Singh Nijjar. En 2023, selon Ottawa, M. Nijjar aurait été victime d’un assassinat ciblé, en lien avec le gouvernement indien, en Colombie-Britannique. Toujours en 2023, cette fois-ci à New York, un complot aurait visé Gurpatwant Singh Pannun, un autre membre de Sikhs for Justice. Washington affirme que la tentative d’assassinat échouée aurait impliqué le gouvernement indien. Plus largement, les partisans du mouvement Khalistan, que New Delhi accuse d’être soutenu par Islamabad, ont profité de la crise indo-pakistanaise pour critiquer l’Inde et ses politiques. Avant que l’Inde ne lance ses frappes aériennes sur le Pakistan, M. Pannun lui avait donné un avertissement : « nous, vingt millions de sikhs, sommes solidaires du Pakistan comme un mur de briques ». Islamabad nie officiellement appuyer le mouvement Khalistan, mais d’anciens hauts responsables des services de renseignement pakistanais ont reconnu que des agents pakistanais lui avaient apporté leur soutien.
Plusieurs semaines après le cessez-le-feu, New Delhi a envoyé sept délégations de parlementaires de haut rang et d’anciens diplomates dans 33 capitales du monde afin de tenter de recentrer l’attention internationale sur les menaces terroristes auxquelles l’Inde est confrontée. New Delhi était mécontente de voir que, tandis que la crise dégénérait en conflit et que les hostilités s’intensifiaient rapidement, le monde s’inquiétait davantage des risques d’escalade nucléaire que des préoccupations de l’Inde en matière de terrorisme. Or, ces préoccupations ne concernent pas nécessairement le seul terrorisme islamiste basé au Pakistan : New Delhi considère les partisans du Khalistan comme des terroristes et a qualifié le Canada, tout comme le Pakistan, de « refuge » pour terroristes. Lors de leur passage à Washington, les membres de la délégation indienne ont été chahutés par des partisans du Khalistan. Parallèlement, des délégations pakistanaises se sont aussi rendues dans quelques capitales clés. À Washington, leurs membres ont accusé l’Inde de cibler les sikhs au Canada. En outre, lorsqu’Islamabad a accusé l’Inde de cibler les sikhs à Nankana Sahib, elle a également fait allusion à l’affaire Nijjar. Étant donné que la question du Khalistan a occupé une place importante dans le conflit indo-pakistanais et ses retombées, elle restera sans aucun doute une priorité politique pour New Delhi.
2. La modeste détente entre l’Inde et la Chine connaît des revers.
Ces derniers mois, l’Inde et sa rivale stratégique, la Chine, ont pris des mesures pour réduire les tensions qui avaient grimpé d’un cran après un affrontement sanglant à la frontière en 2020. Les deux pays ont signé un accord frontalier en octobre et ont convenu de reprendre les vols directs en janvier. New Delhi est sans doute motivée par le désir d’élargir l’espace diplomatique et politique afin de favoriser davantage les investissements étrangers directs de la Chine en Inde. Ces investissements étrangers directs ont connu une baisse considérable depuis les affrontements frontaliers, New Delhi ayant entrepris de soumettre les nouveaux investissements chinois à un examen minutieux. L’année dernière, le conseiller économique en chef de l’Inde a toutefois fait valoir qu’un financement accru de Beijing serait bénéfique aux intérêts économiques de l’Inde.
Cependant, le conflit indo-pakistanais a injecté de nouvelles tensions dans les relations entre l’Inde et la Chine. Pour la première fois, le Pakistan a utilisé des avions de combat de fabrication chinoise dans ses opérations contre l’Inde, rappelant à New Delhi les effets néfastes de l’alliance défensive entre la Chine et le Pakistan sur les intérêts sécuritaires de l’Inde. Alors que les États-Unis tentent d’empêcher le Pakistan d’utiliser des F16 de fabrication américaine contre l’Inde, Islamabad risque fort de se tourner à nouveau vers des armes chinoises (avions de combat, mais aussi radars et systèmes de défense aérienne) dans d’éventuels futurs conflits avec l’Inde. New Delhi, quant à elle, aura du mal, pour des raisons de sécurité et de politique intérieure, à continuer de justifier une détente modérée avec Beijing, étant donné le recours du Pakistan à des armes chinoises contre l’Inde. Ottawa pourrait y voir une occasion à saisir : les tensions renouvelées entre l’Inde et la Chine mettent en lumière une convergence stratégique fondamentale entre l’Inde et le Canada, à savoir leurs préoccupations communes à l’égard de Beijing.
3. L’Inde redonnera priorité au commerce.
Le conflit étant terminé, l’Inde tente d’obtenir un soutien international élargi pour sa position sur le terrorisme, mais elle a également signalé qu’elle souhaitait se concentrer sur d’autres questions. Peu après le cessez-le-feu, M. Modi a prononcé un discours enflammé dans lequel il menaçait le Pakistan de nouvelles frappes, tout en soulignant que l’Inde ne riposterait que si elle était victime d’une autre attaque terroriste.
New Delhi revient désormais à ce qui ressort comme une des grandes priorités de sa politique étrangère depuis quelques années : la conclusion d’accords commerciaux. Longtemps critiquée pour son protectionnisme, même après les réformes de libéralisation qui ont ouvert son économie au monde au début des années 1990, l’Inde s’emploie désormais à obtenir un meilleur accès aux marchés mondiaux. Ces dernières années, elle a conclu de nouveaux accords commerciaux avec le Royaume-Uni, l’Australie, les Émirats arabes unis et un groupe d’États européens non membres de l’UE. Elle espère en conclure un avec l’UE d’ici la fin de l’année.
En outre, les nouveaux droits de douane réciproques imposés par l’administration Trump incitent davantage l’Inde à conclure des accords commerciaux avec d’autres pays et à renforcer sa coopération commerciale avec ses partenaires commerciaux actuels, notamment le Canada. En effet, malgré les tensions bilatérales plus générales, les échanges commerciaux entre l’Inde et le Canada sont restés relativement stables. New Delhi tentera certainement de conclure la première phase d’un nouvel accord commercial avec Washington cet été, ce qui pourrait réduire les droits de douane. Mais elle devra rester sur ses gardes, d’autant plus que M. Trump a critiqué durement et à plusieurs reprises la politique tarifaire de l’Inde.
Conséquences politiques
Ces leçons auront trois conséquences majeures sur les relations entre Ottawa et New Delhi.
D’abord, la crise avec le Pakistan étant terminée, l’Inde intensifie sa diplomatie commerciale mondiale. La crise a toutefois amplifié les sensibilités persistantes autour de la question du Khalistan. Par conséquent, les thèmes économiques et commerciaux pourraient constituer un terrain favorable et sûr pour le discours public canadien au sujet des relations avec l’Inde. Cela dit, New Delhi a entrepris une offensive diplomatique tous azimuts afin d’accroître le soutien international envers ses préoccupations en matière de terrorisme. Dans cette optique, toute déclaration canadienne le moindrement sympathique à l’égard de ces préoccupations sera bien accueillie à New Delhi.
Ensuite, l’Inde suivra de près l’approche du nouveau gouvernement canadien sur la question du Khalistan. Elle cherchera notamment à déterminer si un gouvernement toujours dirigé par le Parti libéral de Justin Trudeau, que New Delhi tient personnellement responsable des tensions bilatérales, adoptera une position politique moins inquiétante pour l’Inde. Même si des signes de dégel bilatéral se manifestent, New Delhi sera sans doute réfractaire à toute forme de compromis ou de concession sur la question du Khalistan, qu’elle juge responsable des graves tensions dans les relations entre les deux pays. Par ailleurs, l’Inde est vraisemblablement encouragée par l’apparent changement d’approche des États-Unis à l’égard de la question du Khalistan depuis le retour au pouvoir du président Trump. Une déclaration commune publiée à l’issue d’une réunion entre M. Trump et M. Modi à la Maison-Blanche en février promet « des mesures décisives » contre ceux qui « menacent [...] la souveraineté et l’intégrité territoriale des deux nations », faisant clairement référence aux partisans du Khalistan en sol américain. En avril, le FBI a annoncé l’arrestation en Californie d’un de ces partisans, recherché par l’Inde pour avoir planifié des attentats terroristes dans ce pays.
Enfin, bien que la condamnation tardive de l’attaque de Pahalgam par Ottawa ait été plutôt mal accueillie à New Delhi, la crise indo-pakistanaise a mis en évidence deux préoccupations communes à l’Inde et au Canada : le terrorisme islamiste et les actions de la Chine. L’amplification de ces intérêts communs peut donner un nouvel élan aux efforts récemment déployés pour réduire les tensions bilatérales. Ensemble, ces développements peuvent s’appuyer sur la visite prévue de M. Modi au Canada à la fin du mois, à l’occasion du sommet du G7, et aider à jeter les bases d’une autre rencontre diplomatique de haut niveau, à savoir une réunion entre les premiers ministres Carney et Modi en marge du sommet des dirigeants du G20 qui se tiendra en Afrique du Sud en novembre.
Les répercussions de la crise indo-pakistanaise ont accentué les défis qui pèsent sur les relations entre l’Inde et le Canada. Mais elles pourraient également contribuer à faire avancer la tâche difficile et délicate qui consiste à les rétablir.