Avec l’annonce de la National Security Strategy (NSS) 2025, l’administration Trump expose de manière structurée ce qu’elle considère comme les principaux intérêts des États-Unis, ses attentes envers ses alliés et ses plans pour concurrencer dans un monde défini par la rivalité entre grandes puissances et l’insécurité économique. Peu importe le jugement que l’on porte sur son cadre idéologique, ce document demeure d’une grande importance stratégique. Pour la première fois, nous disposons d’une déclaration claire des priorités du deuxième mandat Trump et d’un aperçu de la façon dont Washington conçoit la Chine, l’Indo-Pacifique et même son propre voisinage.
Pour le Canada, les implications sont considérables. Notre relation avec la Chine, tout comme notre capacité à évoluer avec un certain degré d’autonomie dans l’Indo-Pacifique, seront de plus en plus façonnées par la manière dont les États-Unis redessinent la carte stratégique. La stratégie repose sur une logique de jeu à somme nulle : retour aux sphères d’influence, regain d’intérêt pour les équilibres de puissance et affirmation sans détour de la primauté des États-Unis dans l’hémisphère occidental, le tout jumelé à une intensification de la compétition économique avec la Chine et l’Indo-Pacifique.
Une stratégie fondée sur les intérêts, pas sur l’idéologie
L’un des traits les plus marquants de la NSS est son rejet explicite du cadrage idéologique qui a longtemps caractérisé une bonne partie de la politique étrangère américaine. Le document insiste plutôt sur la non-ingérence, l’égalité souveraine des États et un « réalisme flexible ». On n’y trouve pratiquement aucune référence à la promotion de la démocratie ou à la défense des droits de la personne à l’étranger. À la place, les États-Unis se disent prêts à travailler étroitement avec des alliés qui partagent leur vision de la protection des « droits fondamentaux et libertés », telle que définie par le mouvement MAGA, tout en indiquant qu’ils continueront de chercher des relations pragmatiques avec des pays non démocratiques sans exiger de réformes internes. La NSS opère ainsi une distinction nette entre, d’un côté, les partenaires appelés à s’aligner sur la vision politique et culturelle des États-Unis et, de l’autre, les pays avec lesquels Washington est prêt à entretenir des relations essentiellement transactionnelles.
Elle laisse entrevoir un avenir où les États-Unis pourraient presser certains alliés européens d’adopter des positions plus fermes sur les libertés civiles et la « régression démocratique », selon la lecture du mouvement MAGA, tout en demandant à d’autres alliés un alignement accru sur la Chine, notamment en matière de sécurité économique, de technologies et de contrôles à l’exportation. Cette asymétrie crée de nouvelles complexités pour les décideurs canadiens, habitués à des orientations transatlantiques axées sur les valeurs et à une approche « occidentale » relativement coordonnée vis-à-vis de la Chine.
Cinq intérêts clés, deux régions décisives
La NSS met en avant cinq « intérêts fondamentaux » qui doivent guider l’action des États-Unis, tout en hiérarchisant clairement les priorités régionales. Deux d’entre eux, axés sur l’hémisphère occidental et l’Indo-Pacifique, ont des répercussions directes sur l’évolution de la politique canadienne envers la Chine et sur l’engagement du Canada dans l’Indo-Pacifique.
La stratégie affirme que les États-Unis doivent « réaffirmer et appliquer la doctrine Monroe » et refuser l’accès de puissances extra-régionales aux principaux biens ou à l’influence politique dans l’hémisphère occidental. Elle introduit un « corollaire Trump » selon lequel Washington ne se contentera pas de décourager toute présence militaire étrangère, mais cherchera aussi à limiter l’acquisition ou le contrôle de « biens stratégiquement vitaux » dans l’ensemble de la région.
Dans cette optique, la NSS confie au Conseil de sécurité nationale le mandat de lancer un « processus pangouvernemental robuste », appuyé par la communauté du renseignement, afin d’identifier les « actifs et ressources critiques de l’hémisphère occidental » en vue de les protéger et de les « développer conjointement avec les partenaires régionaux ». Les compétiteurs extra-régionaux, en premier lieu la Chine, sont décrits comme ayant réalisé des « percées significatives » destinées à désavantager les États-Unis sur le plan économique et à générer des risques stratégiques à long terme. Le fait d’avoir laissé ces incursions se multiplier « sans réelle résistance » est présenté comme l’une des principales erreurs stratégiques des dernières décennies.
La correction proposée est sans ambigüité : les États-Unis « doivent demeurer prééminents dans l’hémisphère occidental comme condition de [leur] sécurité et de [leur] prospérité ». Les modalités de l’alliance et de l’aide seront, selon la stratégie, conditionnelles à ce que les partenaires « réduisent progressivement l’influence de puissances adverses », qu’il s’agisse de contrats concernant des installations militaires, des ports ou des infrastructures clés, ou encore de l’acquisition de biens jugés stratégiques.
Rien dans ce langage n’est subtil ou abstrait.
La correction proposée est sans ambigüité : les États-Unis « doivent demeurer prééminents dans l’hémisphère occidental comme condition de [leur] sécurité et de [leur] prospérité ».
Pour le Canada, ce cadrage de l’hémisphère occidental est impossible à ignorer. Il annonce des attentes accrues quant à la capacité d’Ottawa à restreindre l’accès et l’influence de la Chine, un rétrécissement de la marge de manœuvre pour un engagement sélectif avec Beijing et un passage d’une approche fondée sur la persuasion à une approche davantage fondée sur la pression – la dépendance envers les États-Unis étant de plus en plus explicitement liée à une autonomie réduite. La NSS clarifie que les efforts américains pour « sécuriser l’hémisphère » deviendront une priorité stratégique. Compte tenu de sa géographie, de son intégration économique et de ses ambitions en Indo-Pacifique, le Canada se trouve ainsi au cœur de ce projet.
l'Indo-Pacifique : Remporter la compétition économique, prévenir le conflit
La NSS dépeint l’Indo-Pacifique comme la scène géopolitique centrale du XXIe siècle. Ses deux objectifs primordiaux sont clairs : remporter la compétition contre la Chine, particulièrement en technologies, normes et chaînes d’approvisionnement, et prévenir une guerre en Asie, notamment autour de Taïwan et en mer de Chine méridionale.
Dans ce contexte, les alliés, y compris le Canada, sont attendus pour s’aligner sur la gouvernance économique américaine. La stratégie appelle les partenaires à adopter des politiques industrielles et commerciales qui aident à « rééquilibrer » l’économie chinoise vers la consommation interne, contrer la surcapacité industrielle et renforcer la coordination des contrôles d’exportation.
Cela va au-delà des attentes générales de coopération. La NSS positionne les politiques économiques comme une stratégie collective auprès des alliés pour façonner l’environnement de manière à restreindre la trajectoire technologique et industrielle de Pékin.
Pour le Canada, cela chevauche directement les débats en cours sur l’exposition à la Chine dans les chaînes d’approvisionnement, le rôle des minéraux critiques dans les stratégies alliées, et comment équilibrer les opportunités commerciales adjacentes à la Chine avec des préoccupations économiques et sécuritaires plus larges.
Le retour des sphères d’influence et leurs implications pour le Canada
Le message conceptuel central de la NSS est peut-être son endorsement sans équivoque de la logique des sphères d’influence. Pour le Canada, les implications sont triples.
Le Canada partage un continent avec la puissance mondiale dominante à un moment où celle-ci réaffirme une sphère d’influence hémisphérique. Même dans des domaines de coopération existante – climat, santé publique, agroalimentaire –, ces relations seront de plus en plus évaluées à travers l’optique de ce que les États-Unis attendent en matière de limitation de l’influence non hémisphérique. L’engagement de la Chine au Canada ne sera plus jugé uniquement par les dynamiques bilatérales, mais aussi par ses chevauchements avec les objectifs américains de sécurité et de contrôle dans la région.
La NSS présente la Chine non pas comme un concurrent idéologique, mais économique et technologique. Ce cadrage s’aligne avec la vision canadienne de la Chine, quoique l’urgence soit plus palpable à Washington. L’accent mis sur la relocalisation, la réindustrialisation et la sécurisation de l’accès aux minéraux critiques a des conséquences directes pour le Canada : le filtrage des investissements et la sécurité de la recherche attireront un examen minutieux ; la diversification des chaînes d’approvisionnement loin de la Chine sera liée à une stratégie hémisphérique ; une coordination accrue avec les contrôles d’exportation américains deviendra de plus en plus nécessaire. La NSS resserre effectivement les marges de divergence canadienne.
La NSS souligne également que les alliés doivent aider à bâtir les fondations économiques et technologiques d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert ». Pour le Canada, cela élève l’importance des partenariats avec le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, Taïwan, l’Inde et les économies ANASE clés. La stratégie indo-pacifique du Canada a déjà élargi notre présence, nos réseaux et notre visibilité. Sous la NSS toutefois, cet agenda régional devient lié à des questions plus larges de cohérence alliée face à la Chine. Les secteurs comme les minéraux critiques, la sensibilisation au domaine maritime, la coopération cybernétique et la diversification commerciale prennent un nouveau sens, non comme initiatives bilatérales, mais comme contributions à une posture collective plus large.
La NSS présente la Chine non pas comme un concurrent idéologique, mais économique et technologique.
Plus petite est la zone de confort, plus large est l’horizon stratégique
La National Security Strategy 2025 n’est pas un document que le Canada peut ignorer. Elle refaçonne les attentes américaines envers leurs alliés, encadre la concurrence économique mondiale différemment et redéfinit la sécurité hémisphérique d’une manière qui resserre l’espace politique canadien avec la Chine. Elle clarifie par ailleurs l’environnement stratégique dans lequel le Canada doit opérer. Les États-Unis sont désormais explicites quant à l’hiérarchie de leurs attentes en prise de décision : la sécurité hémisphérique et une gouvernance économique coordonnée priment sur la discrétion nationale, particulièrement face à la Chine. Pour le Canada, stabiliser les relations avec Pékin – tâche déjà difficile – se fera dans un espace beaucoup plus contraint pour conserver une marge de manœuvre. Le souhait de maintenir un engagement sélectif avec la Chine entrera de plus en plus en intersection avec les pressions américaines pour réduire son influence, s’aligner sur les contrôles d’exportation et soutenir des stratégies économiques plus larges visant à façonner le comportement chinois.
Dans ce contexte, la qualité des compétences politiques canadiennes devient cruciale. Ottawa devra non seulement comprendre les pressions structurelles de l’adversité sino-américaine, mais aussi les compromis inhérents à la gestion simultanée de deux relations critiques. Les efforts pour préserver un espace de coopération avec la Chine devront s’équilibrer contre une approche américaine qui voit l’hémisphère à travers une optique sécuritaire et l’Indo-Pacifique à travers une optique économique et sécuritaire. La NSS signale que le Canada ne pourra plus naviguer ces voies parallèles avec les degrés de flexibilité d’antan. Au contraire, il devra aborder son engagement envers la Chine en reconnaissant consciemment son chevauchement avec les priorités stratégiques de Washington, et comment les déviations – réelles ou perçues – seront interprétées.
La doctrine Trump réduit la zone de confort, mais ouvre un horizon stratégique plus large. Le défi du Canada sera de maîtriser ce nouveau paysage, d’anticiper d’où émergeront les pressions et de naviguer avec réalisme plutôt que dérive.