Depuis août 2024, le Bangladesh est dirigé par un gouvernement intérimaire, dirigé par Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix et pionnier de la microfinance.
Ce gouvernement a été nommé après que les manifestations menées par les étudiants au sujet d’un système controversé de quotas eurent dégénéré en troubles nationaux en juillet 2024 et fait environ 1 400 morts, poussant la première ministre autrefois puissante, Sheikh Hasina, à démissionner et à fuir en Inde.
M. Yunus est entré en poste avec un mandat ambitieux, notamment celui d’assurer la justice pour les victimes de la répression menée par le gouvernement, de réformer les institutions clés et de tenir des élections démocratiques, tout en gérant une économie fragile.
Dix mois plus tard, le bilan de son gouvernement est mitigé. M. Yunus et son équipe ont neuf mois pour inspirer confiance dans l’avenir financier et démocratique du pays avant des élections nationales très attendues en avril 2026, le premier scrutin depuis l’éviction de Mme Hasina.
Avant Yunus, les forces économiques masquaient les faiblesses structurelles
À certains égards, l’économie à la veille du départ de Mme Hasina montrait des signes de vigueur. Durant son deuxième mandat, de 2009 à 2014, la croissance annuelle du PIB du Bangladesh a bondi, atteignant un sommet de 8 % en 2019. Le secteur du prêt-à-porter en particulier a prospéré, représentant environ 13 % du PIB du pays et générant près de 85 % des recettes totales d’exportation au cours de l’exercice 2023-2024. Le PIB par habitant a également bondi de 276 %, passant de 929 $ CA en 2009 à 3 489 $ CA en 2023.
Cependant, sous ces chiffres impressionnants de croissance se cachaient de profonds problèmes structurels. L’un des problèmes les plus préoccupants était le chômage chez les jeunes, un élément clé du mécontentement de la population et un facteur majeur des manifestations de juillet 2024. Bien que les 15 à 29 ans représentaient environ 28 % de la population bangladaise, ils constituaient 83 % des chômeurs en 2023. L’emploi informel, qui offre peu de sécurité d’emploi par rapport aux emplois du secteur public, a dominé le marché du travail, représentant 85 % de tous les emplois en 2022.
Parallèlement, l’inflation a fortement augmenté, passant de 5,36 % en juillet 2021 à 11,7 % en juillet 2024. Cette hausse a réduit les budgets des ménages, y compris ceux des travailleurs du secteur des vêtements, qui protestent depuis longtemps contre les bas salaires et les mauvaises conditions de travail.
Frustrés et financièrement à rude épreuve, beaucoup de ces travailleurs se sont joints aux manifestations de 2024. Toute cette agitation a porté un dur coup au secteur des vêtements lui-même : des manifestations prolongées, des couvre-feux et des coupures d’Internet ont perturbé les activités des usines, les chaînes d’approvisionnement et l’exécution des commandes, entraînant l’annulation de commandes et des arrêts de production. Dans les semaines qui ont suivi la transition politique, le secteur aurait subi des pertes dépassant 547 millions $ CA, aggravant l’insécurité économique des quatre millions de travailleurs du secteur.
La corruption était un autre problème majeur hérité du gouvernement Yunus. Peu après son arrivée au pouvoir, M. Yunus a mandaté un comité indépendant de 12 membres pour produire un « livre blanc » sur l’état de l’économie. Le comité a constaté que, pendant le mandat de Mme Hasina, le Bangladesh a perdu plus de 326 milliards $ CA – en moyenne 22 milliards $ CA par année – à cause de fuites de capitaux illicites.
Les auteurs du document ont recensé dix banques qui étaient techniquement en faillite, découvert que les coûts des projets d’infrastructure publique de grande envergure avaient été gonflés à hauteur de 118 milliards $ CA, estimé que jusqu’à 40 % des fonds destinés au programme annuel de développement (un plan d’investissement annuel qui définit la façon dont le gouvernement allouera les fonds) avaient été détournés et signalé que les secteurs bancaire, infrastructurel, énergétique et des technologies de l’information étaient les plus corrompus du pays. Si certains ont critiqué le rapport pour le manque de transparence des sources de données et des méthodes utilisées, ses conclusions ont néanmoins souligné l’ampleur des dysfonctionnements institutionnels transmis à la nouvelle administration.
Dans ce contexte économique, M. Yunus a également dû faire face à la tâche cruciale de débloquer les deuxième et troisième décaissements du programme de prêts de 6,4 milliards $ CA du Fonds monétaire international. Le déblocage de ces fonds dépendait d’un ensemble de réformes exigeantes, notamment l’augmentation des recettes fiscales, le resserrement de la politique monétaire pour freiner l’inflation, la mise en œuvre de réformes des taux de change pour accroître la flexibilité et la restructuration du secteur bancaire, le tout en faisant face à d’intenses pressions politiques et à la fragilité institutionnelle.
Progrès et pièges des réformes
Pour répondre aux conditions de réforme économique du FMI, remédier aux faiblesses structurelles dont son administration a hérité et jeter les bases de la reprise économique, M. Yunus a lancé une vaste série de mesures institutionnelles, budgétaires et monétaires.
Pour lancer ces efforts, l’administration Yunus a nommé Ahsan H. Mansur, un ancien économiste du FMI, gouverneur de la banque centrale du Bangladesh. M. Mansur a mis en place des mesures visant à maîtriser la flambée de l’inflation et l’aggravation de la crise bancaire, notamment en augmentant les taux d’intérêt, en remplaçant les conseils d’administration de 11 banques en difficulté, en lançant des efforts pour récupérer des créances douteuses et en rapatriant l’argent blanchi. Parallèlement, pour s’attaquer aux problèmes de corruption, l’administration a nommé une commission anticorruption.
Même si ces étapes représentent un bon départ, les résultats sont mitigés. L’inflation a diminué, passant de 11,6 % en juillet 2024 à 9,05 % en mai 2025, mais le chômage des jeunes demeure une préoccupation urgente.
Entre juillet et décembre 2024, l’économie a perdu environ 2,1 millions d’emplois, dont plus de 85 % appartenaient à des femmes. Près des deux tiers des jeunes femmes du Bangladesh sont classées dans la catégorie NEET (c’est-à-dire qu’elles ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation), une sous-utilisation importante. En outre, bien que M. Yunus ait déjà milité en faveur d’une augmentation des salaires dans le secteur des vêtements, aucune augmentation salariale de ce type n’a été annoncée sous son administration.
Du côté positif, les exportations ont montré des signes de résilience : les exportations de marchandises ont augmenté de 5,4 milliards $ CA entre juillet et mai 2023-2024 et la même période de 2024-2025, les exportations de vêtements prêts-à-porter ayant augmenté de 10 %. En outre, lorsque le gouvernement intérimaire a présenté le budget national, il l’a fait par émission en direct pour la première fois depuis 2008, signe de transparence et d’effort pour gagner la confiance du public.
Beaucoup ont toutefois été surpris que le budget ait été réduit à 7,9 billions de taka (88,5 milliards $ CA) par rapport à 7,97 billions (89,3 milliards $ CA) au cours de l’exercice précédent, la première fois depuis l’indépendance qu’un budget national annuel était plus petit que l’année précédente.
Cette réduction des dépenses publiques, ainsi que l’adoption d’un système de taux de change flexible et la mise en œuvre de réformes de l’administration fiscale, y compris la dissolution du Conseil national du revenu et la création de deux unités distinctes visant à augmenter les revenus et à améliorer la gestion des revenus, ont permis au pays de répondre aux exigences du FMI. Ces résultats ont permis de débloquer 1,76 milliard $ CA en paiements retardés du FMI.
Certains critiques ont toutefois noté l’absence de réformes structurelles plus approfondies pour stimuler la création d’emplois et l’investissement privé, et les partis politiques de tous bords ont décrit le budget comme étant trop conservateur et motivé par les directives du FMI, le qualifiant de similaire aux budgets précédents et ne reflétant pas les aspirations transformatrices d’un « nouveau Bangladesh » pour relancer la croissance et le bien-être social.
Réinitialisation régionale de M. Yunus et avenir du Bangladesh
L’un des changements les plus conséquents initiés par Yunus est la refonte des partenariats régionaux du Bangladesh. Fait marquant, le gouvernement a relancé les relations commerciales avec le Pakistan après des décennies de stagnation diplomatique à la suite de la guerre d’indépendance du Bangladesh vis-à-vis du Pakistan en 1971. Les deux pays ont depuis rouvert les canaux de délivrance des visas, rétabli les routes maritimes directes et convenu de lancer un conseil d’affaires conjoint.
M. Yunus a adopté une approche encore plus proactive à l’égard de la Chine, le deuxième investisseur du Bangladesh et un partenaire de développement majeur. En mars 2025, la visite de M. Yunus à Beijing a permis d’obtenir 2,9 milliards $ CA en prêts, investissements et subventions, un contraste frappant avec les 137 millions $ CA offerts à Mme Hasina lors de sa visite en Chine en juillet 2024.
En outre, près de 30 entreprises chinoises ont promis une autre somme de 1,3 milliard $ CA pour établir une zone économique industrielle chinoise à Chattogram, où se trouve le port maritime le plus grand et le plus stratégique du Bangladesh, Chittagong, qui assure 90 % du commerce maritime du pays. Situé sur le golfe du Bengale, le port offre à la Chine un accès à l’océan Indien, ce qui est crucial pour son initiative la Ceinture et la Route. Ce partenariat a soulevé des préoccupations pour certains, y compris les États-Unis, quant à une utilisation militaire future et à l’approfondissement de l’influence chinoise dans la région indo-pacifique. Le 30 mai 2025, le ministre chinois du Commerce Wang Wentao a dirigé une délégation de 100 entreprises chinoises pour assister à la Conférence sur l’investissement et le commerce au Bangladesh, où M. Yunus les a invitées à « faire du Bangladesh leur foyer et leur plaque tournante de production ».
En tant que premier pays d’Asie du Sud à se joindre à l’initiative la Ceinture et la Route en 2016, la décision du Bangladesh d’approfondir son partenariat de coopération stratégique global avec Beijing, ainsi que les récentes discussions sur l’instauration d’un accord de libre-échange, s’alignent sur les aspirations régionales de la Chine à étendre son influence économique, à s’assurer une présence maritime stratégique dans l’océan Indien et à contrebalancer l’influence indienne et occidentale en Asie du Sud.
En outre, dans un changement géopolitique notable, Dhaka s’est formellement opposée pour la première fois à « l’indépendance de Taïwan » dans une déclaration commune publiée lors de la visite de M. Yunus en Chine en mars 2025. Ce pivot a eu un coût. Lors de sa visite à Beijing, M. Yunus a souligné que la région Nord-Est de l’Inde était enclavée et a suggéré qu’il y avait une « énorme possibilité » d’une « extension de l’économie chinoise ». Ces remarques ont suscité une réaction en Inde, autrefois le partenaire régional le plus proche du Bangladesh. En réponse, New Delhi a restreint les visas et l’accès portuaire et a sévi contre 2 000 immigrants bangladais sans papiers. Le puissant secteur textile indien a fait pression contre les importations bangladaises, et l’utilisation d’une installation de transbordement utilisée par Dhaka a été brusquement interrompue.
À ces tensions s’ajoute le procès en cours de Sheikh Hasina, qui vit en exil en Inde depuis août 2024. Le 1er juin 2025, le tribunal spécial du Bangladesh a entamé une procédure contre elle pour crimes contre l’humanité liés à la répression des manifestations étudiantes de 2024. Le Bangladesh a officiellement demandé son extradition, mais New Delhi n’a jusqu’à présent donné aucune réponse officielle.
Alors que Dhaka s’aligne de plus en plus sur la Chine et le Pakistan, et que les tensions bilatérales avec l’Inde se répercutent sur le commerce et la migration, l’impact des changements de politique étrangère du Bangladesh ne se limite plus au domaine diplomatique – il refaçonne le paysage économique du pays.
Trump, commerce et tarifs
Depuis son arrivée au pouvoir, M. Yunus s’est rendu dans 11 pays – dont les États-Unis et le Japon – pour assurer le commerce et les investissements et stimuler la bonne volonté internationale. Toutefois, son gouvernement est toujours confronté à des vents contraires, en particulier avec les États-Unis, le plus grand marché d’exportation et le plus grand investisseur du Bangladesh. Les marchandises bangladaises font actuellement l’objet d’un tarif douanier américain de 15 %, auquel s’ajoute un droit de 37 % temporairement suspendu. La négociation de concessions tarifaires avec l’administration Trump sera donc l’un des tests diplomatiques les plus importants de M. Yunus.
Parallèlement, les pourparlers sur un accord de libre-échange à plus long terme, entamés en mars 2025, demeurent fragiles en raison des préoccupations des États-Unis quant à la préparation du Bangladesh à de telles négociations pour réduire le déficit commercial de 8,4 milliards $ CA que les États-Unis ont eu avec le Bangladesh en 2024. En réponse, le gouvernement intérimaire a décidé de finaliser un ensemble de mesures commerciales conformes à l’Organisation mondiale du commerce qui répond aux préoccupations de Washington en matière de droits de propriété intellectuelle, de conditions de travail et d’accès aux marchés. De plus, Dhaka a accepté d’acheter plus de marchandises américaines, comme du pétrole, du gaz et du coton. Son dernier budget a éliminé les droits sur 110 articles, supprimé des droits supplémentaires sur 9 articles et réduit les droits sur 442 autres.
Incidences stratégiques pour le Canada
Bien que les réductions tarifaires du Bangladesh visent principalement à apaiser l’administration Trump, les concessions tarifaires sur les importations, comme le pétrole brut et raffiné, l’équipement de fabrication et les pièces de machines agricoles, profiteront à d’autres partenaires commerciaux, y compris le Canada.
Alors que le Bangladesh cherche à diversifier ses partenariats économiques, des débouchés émergent pour les exportateurs et les investisseurs canadiens. M. Yunus a notamment maintenu des relations cordiales avec Ottawa, rencontrant le premier ministre de l’époque Justin Trudeau en septembre 2024 et accueillant le représentant du commerce indo-pacifique du Canada, Paul Thoppil, qui a dirigé une délégation commerciale à Dhaka en mai 2025 comprenant plusieurs entreprises canadiennes, dont Bell Textron, BlackBerry, Gildan Activewear et JCM Power.
En outre, malgré l’instabilité politique au Bangladesh, les échanges commerciaux entre le Canada et le Bangladesh se sont maintenus, les exportations canadiennes – principalement de potasse, de céréales et de légumineuses – totalisant 1,05 milliard $ CA, et les importations – principalement de vêtements prêts-à-porter – atteignant 2,2 milliards $ CA.
Pourtant, selon le Centre du commerce international, les relations commerciales recèlent un important potentiel non réalisé, notamment des exportations supplémentaires de vêtements d’au moins 400 millions $ CA vers le Canada, et environ 412 millions $ CA en potasse et 215 millions $ CA en lentilles du Canada vers le Bangladesh d’ici 2029.
La relation bilatérale est également renforcée par des liens interpersonnels solides et la coopération au développement. En février 2025, le Canada a promis plus de 31,4 millions $ CA pour soutenir les réfugiés rohingyas résidant au Bangladesh, ainsi qu’un autre montant de 272,1 millions $ CA engagé le mois suivant pour des projets de développement, y compris ceux axés sur la résilience climatique et les droits des travailleurs.
Le bilan économique du Bangladesh
Le bilan économique de neuf mois de l’administration dirigée par M. Yunus indique des progrès réalisés dans les principales réformes macroéconomiques, notamment la réduction de l’inflation, le rétablissement de la discipline budgétaire, le maintien des réserves de change, tout en maintenant la dynamique d’exportation grâce à l’industrie du vêtement et en rétablissant la confiance institutionnelle en débloquant des fonds du FMI et de la Banque mondiale.
Cependant, des défis structurels majeurs persistent – notamment le taux de chômage élevé des jeunes, la corruption et la croissance industrielle morose – tandis que l’incertitude politique continue de décourager les investissements. Selon les estimations de la Banque mondiale, trois millions de personnes supplémentaires au Bangladesh pourraient être plongées dans la pauvreté rien qu’en 2025. Les perspectives sont tout aussi modérées quant à la croissance du PIB, qui devrait ralentir à 3,3 % au cours de l’exercice 2024-2025. À ces défis s’ajoute la menace imminente d’une hausse des droits de douane américains, qui risque de faire davantage pression sur l’économie du Bangladesh dépendante des exportations.
Bien que M. Yunus ait organisé des sommets sur l’investissement de haut niveau, le maintien de la confiance des investisseurs nécessitera plus qu’un travail de sensibilisation à l’échelle mondiale – il dépendra de la capacité de son gouvernement à maintenir la stabilité politique intérieure. L’agitation croissante suscitée par les échéances électorales, les réformes litigieuses et la récente suggestion de M. Yunus selon laquelle il pourrait quitter son poste plus tôt risquent de saper l’élan des réformes. Sans un calme durable, les efforts de M. Yunus pour bâtir une base économique stable pour une transition en douceur pourraient être compromis.