Au cours des 20 dernières années, les relations entre l’Inde et les États-Unis ont bien progressé, stimulées par le soutien bipartite au sein des deux pays, et sont devenues très robustes dans des secteurs tels que le commerce, la technologie et la convergence stratégique dans la région indo-pacifique. Pourtant, le partenariat bilatéral a subi un revers sans précédent au cours des derniers mois. Depuis le 27 août, les exportations de l’Inde à destination des États-Unis sont soumises à des droits de douane de 50 %, incluant une pénalité de 25 % associée au fait que l’Inde fait l’acquisition de produits pétroliers auprès de la Russie. Peter Navarro, un conseiller du président des États-Unis Donald Trump, a déclaré que le « lobby pétrolier » de l’Inde alimente la guerre que Moscou mène en Ukraine. New Delhi rétorque que la Chine est l’acheteur le plus important de produits pétroliers russes et indique que les acteurs occidentaux, notamment l’UE, continuent d’importer du gaz naturel de la Russie, mais qu’ils ne font pas l’objet de pénalités.
Ces changements dans les relations entre les États-Unis et l’Inde ont engendré des bouleversements de l’environnement géopolitique et ont incité l’Inde à réévaluer sa politique étrangère en lien avec certaines puissances majeures, telles que la Chine et la Russie. Le fait que Washington semble se retourner contre l’Inde a visiblement rapproché New Delhi de la Chine et de la Russie. Toutefois, une analyse plus poussée des dynamiques changeantes des relations de l’Inde avec les grandes puissances révèle un portrait plus nuancé.
Alors que l’Inde souhaiterait résoudre ses conflits frontaliers avec la Chine, aucun signe n’indique que la rivalité stratégique et régionale plus large entre les deux géants asiatiques soit en train de se calmer. New Delhi demeure déterminée à conserver son principe de politique étrangère en matière d’« autonomie stratégique », qui maximise la souplesse en évitant les alliances formelles, et cherche donc à établir des partenariats diversifiés, notamment avec des acteurs occidentaux, afin d’améliorer sa défense, sa technologie et ses intérêts stratégiques. Pour le Canada et l’Inde, le moment actuel présente des occasions significatives de renforcer la coopération dans plusieurs secteurs stratégiques tels que la technologie, le commerce, l’énergie propre et les minéraux critiques, mais cela dépendra en grande partie d’une implication importante et durable.
Une rupture du partenariat stratégique entre l’Inde et les États-Unis
L’Inde semblait être en tête de peloton pour la conclusion d’une entente commerciale avec Washington lors de l’annonce des « droits de douane réciproques » par le président Trump en avril 2025, mais les négociations n’ont pas abouti. Une délégation commerciale américaine, qui devait se rendre en Inde en août, a été annulée sans autres discussions prévues. L’approche traditionnellement protectrice de l’Inde face à l’agriculture et à l’industrie des produits laitiers est un point de friction lors des discussions commerciales; le premier ministre indien Narendra Modi a déclaré qu’il ne ferait aucun compromis en ce qui concerne les intérêts des fermiers indiens.
De plus, alors que les États-Unis constituaient le partenaire commercial le plus important de l’Inde en 2024 avec un commerce bilatéral de biens et services totalisant 212,3 milliards $ US, l’administration Trump se dit mécontente de son déficit commercial et accuse les droits de douane élevés de l’Inde, déclarant que le pays est le « roi des droits de douane ». En 2024, les exportations de marchandises des États-Unis vers l’Inde ont atteint une valeur de 41,5 milliards $ US, tandis que les importations de marchandises en provenance de l’Inde ont atteint une valeur de 87,3 milliards $ US, soit plus du double.
Avec l’entrée en vigueur des droits de douane américains sur les biens en provenance de l’Inde, le PIB annuel de l’Inde pourrait être réduit de 0,5 % si les droits de douane sont appliqués pendant plus d’un an, réduisant la croissance de l’Inde à 6 % par rapport à une prévision de 6,5 %. Les États-Unis sont la principale destination des exportations indiennes, mais l’impact économique global pourrait tout de même être modeste en raison de l’exemption de produits d’exportations clés, tels que les produits pharmaceutiques et électroniques (incluant les téléphones cellulaires). Toutefois, des secteurs tels que le textile et les vêtements, les pièces automobiles, les articles de cuir et les pierres précieuses et les bijoux connaîtront l’impact le plus important, touchant plus durement les petites et moyennes entreprises. Les droits de douane beaucoup plus bas des pays voisins constituent une préoccupation encore plus grande : le Pakistan, grand rival de l’Inde, est à 19 %, et le Bangladesh est à 20 %.
Les observateurs en Inde suivent de près la proximité croissante entre Washington et Islamabad, les deux ayant récemment signé des accords concernant le commerce et l’énergie, incluant le développement conjoint des ressources pétrolières du Pakistan. L’ouverture de l’administration Trump à l’endroit du Pakistan a suscité des préoccupations à New Delhi, qui partage l’objectif de Washington de lutter contre une Chine qui s’impose de plus en plus. La Chine est l’alliée la plus puissante du Pakistan en raison des liens en matière de défense, d’économie et d’infrastructure, et les décisions récentes de Washington en ont donc surpris plus d’un en Inde.
De plus, la visite du chef militaire pakistanais, le feld-maréchal Asim Munir, à la Maison-Blanche peu après la confrontation militaire violente entre l’Inde et le Pakistan en mai, ainsi que l’affirmation répétée de Trump indiquant qu’il avait joué un rôle crucial dans le cessez-le-feu entre l’Inde et le Pakistan, n’ont pas été bien perçues en Inde. Les experts affirment que Trump est contrarié par le refus de New Delhi de lui donner le crédit pour le cessez-le-feu, contrairement à Islamabad, qui l’a fait volontiers.
Tandis que les faiblesses des relations entre l’Inde et les États-Unis sont indéniables, leur avenir dépend largement des prochaines décisions de l’administration Trump. En Inde, la confiance est érodée, mais rien n’indique que New Delhi souhaite briser la relation à l’heure actuelle.
Les limites d’une réinitialisation entre l’Inde et la Chine
La première visite en sept ans du premier ministre indien Narendra Modi en Chine a eu lieu lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, du 31 août au 1er septembre, et l’attention était dirigée sur la possibilité que les tensions avec les États-Unis puissent rapprocher l’Inde de la Chine et de la Russie. La visite du ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi en Inde au mois d’août, soulignée par l’annonce de la reprise des vols directs, de la levée des contrôles à l’exportation de la Chine sur les aimants à base de terres rares et des efforts renouvelés pour la résolution des conflits frontaliers des deux pays, a également indiqué une amélioration des relations bilatérales. Cette amélioration dénote un changement important depuis que les relations entre l’Inde et la Chine ont dégénéré en 2020 à la suite des affrontements à la frontière qui ont entraîné la mort d’au moins 20 soldats indiens.
En Inde, les pressions s’intensifient pour la diversification du commerce ailleurs qu’aux États-Unis et pour l’augmentation des exportations vers la Chine, la Russie, l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est. L’Inde connaît actuellement un déficit commercial d’environ 100 milliards $ US avec la Chine, une vulnérabilité de longue date qu’elle souhaite régler. En parallèle, alors que les droits de douane des États-Unis bouleversent l’ordre commercial mondial, la Chine s’est lancée dans une « offensive de charme » partout en Asie du Sud et du Sud-Est. Qualifiant Washington d’« intimidateur », l’ambassadeur chinois en Inde Xu Feihong a déclaré que Beijing « s’oppose fermement » aux droits de douane américains envers l’Inde et demande une meilleure coopération entre les deux puissances asiatiques.
Les relations entre l’Inde et la Chine montrent déjà des signes de rétablissement depuis octobre 2024, lorsque les deux parties ont convenu de recommencer les patrouilles coordonnées le long de la frontière contestée dans l’Himalaya. Le début d’un processus de désengagement des troupes a d’autant plus alimenté les spéculations sur un rapprochement plus important, accentuées par la réunion bilatérale entre M. Modi et le président chinois Xi Jinping au sommet BRICS de 2024 à Kazan, la première réunion du genre depuis cinq ans.
Alors que la situation récente suggère que la réinitialisation entre la Chine et l’Inde est en cours, les tensions sous-jacentes, la suspicion mutuelle et la rivalité régionale entre les deux puissances asiatiques persistent. New Delhi a été profondément bouleversée par l’échange de renseignements entre Beijing et Islamabad pendant la confrontation militaire entre l’Inde et le Pakistan en mai et par le déploiement pakistanais d’avions de combat, de missiles et d’autres armes fabriqués en Chine contre l’Inde.
D’autres éléments irritants dans la relation bilatérale comprennent un important projet de barrage chinois au Tibet qui pourrait, selon New Delhi, réduire de 85 % l’apport d’eau dans certaines grandes rivières pendant la saison sèche, augmentant ainsi le risque qu’une « guerre de l’eau » se déclare. Même si les deux pays ont l’intérêt commun de désamorcer les tensions frontalières, leur frontière contestée de 3 488 km, connue sous le nom de ligne de contrôle réel (ou Line of actual control [LAC] en anglais), continue d’alimenter la méfiance. La situation est exacerbée par la « tactique du salami » adoptée par Beijing, qui impliquerait des gains territoriaux progressifs à la LAC, incluant des appréhensions de la part de l’Inde selon lesquelles les troupes chinoises auraient traversé la ligne pendant les affrontements de 2020 et auraient occupé le territoire indien.
Depuis 2020, les fortifications chinoises près de la frontière, incluant la construction de villages, l’infrastructure et les capacités logistiques améliorées, ont augmenté l’intensité des menaces perçues par New Delhi. La réaction de l’Inde a été une accélération de ses propres projets d’infrastructure frontalière, tels que le tunnel de Sela, qui permettent un accès à longueur d’année aux frontières nord-est, tout en renforçant les réseaux routiers pour un déploiement rapide des troupes. Les deux pays continuent de prioriser le développement de l’infrastructure le long de la LAC, soulignant ainsi la persistance de la concurrence militaire.
En parallèle, certains secteurs commerciaux et industriels indiens demeurent désireux de renforcer les relations économiques avec la Chine et d’attirer les investissements chinois. Toutefois, la dépendance de l’Inde face aux composants chinois pour leur secteur manufacturier pose des risques évidents. Les restrictions à l’exportation de Beijing sur les éléments et aimants à base de terres rares, imposées plus tôt en 2025 et récemment abolies, ont exposé les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement indiennes, notamment dans les secteurs de l’automobile et de l’électronique. De plus, même si New Delhi cherche à diversifier le commerce ailleurs qu’aux États-Unis, il est peu probable que le marché chinois le remplace en raison des barrières non tarifaires, telles que les quotas et les interdictions de certains biens, et la surcapacité manufacturière. En effet, les exportations de l’Inde vers la Chine ont diminué d’environ 15 % dans la dernière année; en parallèle, New Delhi demeure méfiant en ce qui concerne le « dumping » de biens par la Chine.
De plus, la rivalité stratégique qui s’intensifie pour l’influence exercée sur l’océan Indien et les pays voisins, comme le Bangladesh, les Maldives, le Népal et le Sri Lanka, constitue un autre élément potentiellement conflictuel. L’Inde, qui considère traditionnellement l’océan Indien comme faisant partie de sa sphère d’influence, se sent de plus en plus encerclée par les infrastructures et les projets de ports chinois découlant de la nouvelle initiative « La Ceinture et la Route ». Il est donc peu probable que la rivalité plus large entre la Chine et l’Inde se dissipe, malgré les mesures prises récemment en faveur d’une réinitialisation tactique.
La création d’un axe Chine-Inde-Russie est peu probable
Des photos du président russe Vladimir Poutine, du président chinois Xi Jinping et du premier ministre indien Narendra Modi au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai cet été ont alimenté les spéculations concernant l’émergence d’une nouvelle « troïka » qui pourrait s’unir contre la puissance des États-Unis. Ces préoccupations ont été exacerbées au mois d’août par les visites en Russie d’officiels indiens, le ministre des Affaires étrangères, S. Jaishankar et le conseiller à la Sécurité nationale Ajit Doval. L’Inde a également doublé ses achats de produits pétroliers russes, malgré les droits de douane punitifs imposés par l’administration Trump.
Il est toutefois probablement prématuré de conclure qu’un nouvel axe Chine-Inde-Russie est en train de prendre forme, malgré les dynamiques en rapide évolution des grandes puissances. La guerre en Ukraine intensifie la dépendance de Moscou envers Beijing, et les droits de douane de Trump ont aliéné New Delhi, qui avait historiquement des relations étroites avec la Russie. Des différences fondamentales demeurent toutefois entre New Delhi et Beijing. Les deux puissances asiatiques restent coincées dans leur rivalité stratégique de longue date, ancrée dans la méfiance historique et une frontière toujours contestée. L’Inde est également hésitante en raison de la proximité croissante entre la Russie et la Chine.
Les relations entre l’Inde et la Russie s’appuient toujours sur des décennies de coopération, avec environ 40 % des importations de produits pétroliers et environ 60 % des équipements militaires de l’Inde provenant de la Russie. Toutefois, New Delhi a cherché à diversifier ses partenariats en matière de défense dans les dernières années et se tourne davantage vers la France, Israël et les États-Unis. Malgré les tensions actuelles avec Washington, l’Inde continue d’entretenir des partenariats stables avec l’Australie, l’UE, le Japon et le Royaume-Uni dans des secteurs variés, notamment le commerce, la technologie, la défense et les minéraux critiques.
En effet, les tensions récentes dans les relations entre l’Inde et les États-Unis ont renforcé l’engagement de New Delhi à l’endroit de son principe de longue date d’autonomie stratégique. Plutôt que d’adhérer à une troïka Chine-Inde-Russie, il est plus probable que l’Inde continue de diversifier ses relations et de renforcer ses liens avec plusieurs acteurs géopolitiques.
Renouveler les liens entre le Canada et l’Inde au cœur d’une turbulence mondiale
Malgré un ordre mondial en pleine évolution, les relations entre le Canada et l’Inde semblent se rétablir après une période de tension diplomatique accrue de 18 mois, qui a pratiquement mené les liens diplomatiques bilatéraux au point mort. Forts d’une réunion fructueuse entre les premiers ministres des deux pays dans les coulisses du sommet des dirigeants du G7 tenu en juin à Kananaskis, en Alberta, les deux parties ont rétabli les hauts commissionnaires, instauré une coopération pour l’application de la loi afin de gérer des préoccupations communes en matière de sécurité, et souligné l’importance de renforcer les partenariats dans des secteurs stratégiques tels que les technologies émergentes, les minéraux critiques et les chaînes d’approvisionnement résilientes. Les deux pays, subissant les impacts des droits de douane importants imposés par les États-Unis, ont été incapables jusqu’à présent d’obtenir un répit de la part de l’administration Trump. La diversification du commerce et la résilience économique demeurent donc des priorités absolues pour les deux gouvernements.
Lors de l’annonce d’un nouvel envoyé en Inde, la ministre des Affaires étrangères du Canada Anita Anand a qualifié la décision d’essentielle pour « renforcer la relation bilatérale et soutenir l’économie canadienne ». Malgré la suspension des négociations pour un accord de libre-échange en septembre 2023, le premier ministre Mark Carney a indiqué que l’économie en croissance de l’Inde et son rôle vital dans les chaînes d’approvisionnement mondiales constituent des raisons convaincantes de renouveler les relations avec New Delhi. Bien que la reprise immédiate des discussions concernant un accord de libre-échange semble improbable, les deux pays ont manifesté avoir retrouvé l’intérêt pour un processus de réengagement, incluant une coopération plus étroite en matière d’enjeux économiques et commerciaux, surtout compte tenu des bouleversements géopolitiques et géoéconomiques à l’échelle mondiale.
La voie vers un réengagement complet sera tout de même semée d’embûches. Afin d’atteindre le plein potentiel de collaboration dans des secteurs stratégiques tels que la technologie, le commerce, l’énergie propre et les minéraux critiques, les deux parties doivent gérer des enjeux de sécurité nationale, établir une confiance mutuelle et mettre en place des mécanismes durables visant à gérer les perturbations de la relation. En raison des dynamiques mondiales et régionales, le Canada et l’Inde doivent également réévaluer et recalibrer leurs politiques étrangères et économiques, notamment leurs stratégies respectives sur l’Indo-Pacifique, surtout compte tenu de leurs relations actuellement tendues avec les États-Unis. Malgré tout, les intérêts communs en matière de commerce, de sécurité des chaînes d’approvisionnement et d’une région indo-pacifique libre et ouverte demeurent essentiels pour les deux parties.
Conclusion : l’autonomie stratégique et la diversification persisteront
Les tensions récentes dans le partenariat stratégique entre l’Inde et les États-Unis, sans cesse alimentées au cours des 20 dernières années, soulignent l’évolution rapide des dynamiques de l’ordre mondial. Malgré ces tensions, la convergence stratégique plus large entre les deux puissances, ainsi que leurs intérêts communs en matière de technologie, de défense et de sécurité dans l’Indo-Pacifique, demeure intacte. Il est possible de réparer le partenariat, mais des efforts sont requis de la part des deux parties.
Cette perturbation a également suscité des spéculations en ce qui concerne les réalignements potentiels des grandes puissances que sont l’Inde, la Russie et la Chine. Bien qu’il soit prématuré de qualifier ces changements de réalignement, une chose est certaine : les développements récents ont solidifié la volonté de l’Inde de maintenir son principe de politique étrangère pour l’autonomie stratégique, et ont augmenté sa détermination à diversifier ses partenariats. Dans ce contexte, la possibilité d’une collaboration plus étroite avec le Canada se dessine plus clairement.