Canada flag as puzzle piece

Réflexions stratégiques : L’analyse de la FAP Canada concernant la stratégie pour l’Indo-Pacifique un an après la mise en œuvre

Une note liminaire de Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie

Vina Nadjibulla headshot
Vina Nadjibulla

Afin de souligner le premier anniversaire de la stratégie pour l’Indo-Pacifique (SIP) du Canada, la Fondation Asie Pacifique du Canada (FAP Canada) lance une nouvelle série de réflexions provenant de son réseau d’experts concernant la mise en œuvre de la stratégie et ses répercussions sur la présence, la réputation et l’influence du Canada dans la région.

Les cinq contributions ci-dessous constituent le premier volet dans la série Réflexions stratégiques de la FAP Canada, d’autres étant à venir au cours des prochains mois sur les relations sino-canadiennes, sur l’engagement grandissant du Canada avec la Corée du Sud, le Japon, et Taïwan, et sur les efforts visant à soutenir les initiatives de paix et de sécurité du Canada dans la région indo-pacifique. L’objectif de cette série en cours est de présenter une variété de points de vue et de perspectives de chercheurs et d’experts associés à la FAP Canada, mettant en lumière les premières réussites et les premiers défis dans les efforts du Canada pour devenir un acteur plus fiable et engagé dans la région. La FAP Canada n’adopte pas de position institutionnelle sur des éléments spécifiques de la mise en œuvre de la SIP, et les opinions exprimées sont celles des auteurs.

La réflexion de Kai Ostwald se penche sur les répercussions de la SIP en Asie du Sud-Est, une région ayant une importance croissante pour le Canada, et primordiale pour le succès général de la stratégie. La contribution de Patrick Leblond concerne le deuxième pilier de la SIP, qui porte sur le commerce, l’investissement et la résilience de la chaîne d’approvisionnement, domaine où le Canada a sans doute fait le plus de progrès depuis le lancement de la SIP. Karthik Nachiappan observe les relations Canada-Inde et les répercussions de la récente crise diplomatique entre les deux pays sur la mise en œuvre globale de la stratégie. La réflexion de Bart Édes met en lumière les actions devant être prises par le Canada pour mettre à profit les modestes succès qu’il a obtenus dans la région indo-pacifique à ce jour. Enfin, la réflexion de Deanna Horton établit d’importants liens entre les stratégies Indo-Pacifique et Arctique, et la façon de tirer parti des complémentarités entre les deux, compte tenu des contraintes liées aux ressources et au partenariat.

L’initiative Réflexions stratégiques s’appuie sur des travaux antérieurs de la FAP Canada, dans lesquels nous avons sollicité une analyse de nos collègues émérites et de nos jeunes professionnels canado-asiatiques à la suite de l’annonce de la stratégie canadienne pour l’Indo-Pacifique du 27 novembre 2022.

Kai Ostwald: Le Canada et l’ANASE : l’année inaugurale de la SIP

Kai Ostwald Headshot
Directeur de l’Institute of Asian Research de la University of British Columbia

Le Canada a lancé depuis un an son ambitieuse stratégie pour l’Indo-Pacifique, qui appelle à une réponse « générationnelle » à l’importance économique et géopolitique croissante de la région indo-pacifique. L’Asie du Sud-Est, aussi connue sous le nom de région ANASE (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) en reconnaissance de son association régionale, se situe au cœur de l’Indo-Pacifique et occupe une place centrale au sein de la SIP. 

Il existe une riche histoire d’engagement entre le Canada et l’Asie du Sud-Est qui remonte aux années 1950. L’aide au développement offerte par le Canada pendant plusieurs décennies lui a apporté une grande bienveillance en retour, ainsi que la désignation de partenaire de dialogue de l’ANASE en 1977. Sa position est demeurée solide jusqu’à la fin des années 1990, moment où l’engagement du Canada est devenu plus sporadique et étroitement concentré sur ses intérêts économiques. Cela a eu pour conséquence une malheureuse (et malencontreusement tenace) réputation d’ami des beaux jours, enclin à de brusques revirements lorsque les tendances politiques évoluent.

Cet historique a eu pour résultat que le Canada doit composer avec un certain scepticisme quant à sa sincérité concernant ses ambitions envers l’Indo-Pacifique et rattraper son retard par rapport à d’autres acteurs mondiaux dont la présence dans la région a été plus constante au cours des dernières décennies. 

L’année inaugurale de la SIP s’est avérée très positive. Le premier ministre Justin Trudeau et la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly ont effectué des visites symboliquement importantes dans la région, ponctuées de déclarations dignes des grands titres concernant les aspirations du Canada envers la relation. L’élévation du Canada au rang de « partenaire stratégique » de l’ANASE en septembre est également significative sur le plan symbolique, même si les implications concrètes ne sont pas claires. L’avancement des négociations entre le Canada et l’ANASE sur l’accord de libre-échange et les nombreux événements de grande envergure, y compris la conférence inaugurale de la FAP Canada, Canada-en-Asie, ont rehaussé la visibilité du Canada dans la région.

Bien que positifs, ces développements constituent des signaux préliminaires plutôt que des réponses claires aux questions persistantes concernant le rôle du Canada dans la région. En effet, les ambiguïtés sont nombreuses. L’Asie du Sud-Est demeure sur ses gardes à propos de la structure de la région indo-pacifique, étant donné sa vulnérabilité face aux retombées des tensions entre les grandes puissances. Cela laisse peu de place à des concepts tels que « choisir un camp », le « découplage », le « partage des idées » ou tout autre concept impliquant l’inévitabilité d’un conflit entre les États-Unis et la Chine. Si on lui donne le choix, la région recherche un engagement à grande échelle, y compris avec la Chine, qui donne la priorité au développement et qui permet d’éviter les conflits. Comment le Canada saura-t-il équilibrer ces préférences avec la pression des États-Unis pour resserrer les rangs en réponse à la montée en puissance de la Chine?

Il n’existe pas de réponse claire, en partie parce qu’il subsiste une ambiguïté quant aux aspirations du Canada : puissance moyenne semi-autonome ou partie intégrante d’une immense initiative menée par les États-Unis? Des caractéristiques de ces deux possibilités pourraient être combinées dans une certaine mesure, mais la perception importe, et le Canada aura de la difficulté à occuper les deux rôles de manière crédible à long terme. Une question connexe, tout aussi importante, préoccupe de nombreuses personnes dans la région : pourquoi le Canada? L’Asie du Sud-Est ne manque pas de partenaires potentiels cherchant à tirer profit des occasions stratégiques et économiques de la région. Le Canada peut se démarquer de la concurrence, mais il doit encore formuler une proposition de valeur cohérente qui explique clairement comment il compte le faire.

En Asie du Sud-Est, l’ère indo-pacifique du Canada connaît au moins un départ prometteur. Pour maintenir cet élan initial, le Canada doit continuer d’agir de manière à accroître sa visibilité dans la région. Plus encore, à mesure que les annonces orientées vers l’avenir de la région indo-pacifique cèdent graduellement leur place à la réalité quotidienne de la nouvelle ère, le Canada doit également commencer à aborder les ambiguïtés susmentionnées, sans quoi ses homologues pourraient s’en prendre à la réputation du Canada pour combler le vide. En résumé, il n’y a que peu de place pour la complaisance.

Bart W. Édes: Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique : comment rebondir après une première année difficile

Bart Edes headshot
Professeur de pratique, McGill University

Cette première année a été difficile pour la SIP du Canada, alors que les relations avec l’Inde se sont fortement détériorées. Le Canada est désormais aux prises avec des tensions diplomatiques latentes avec les deux géants de l’Asie, ce qui jette une ombre sur la stratégie globale. Bien que difficile, cette période ne doit pas mettre un frein aux efforts visant à dynamiser à nouveau les domaines où la coopération est mutuellement bénéfique avec la Chine et l’Inde, tant sur une base bilatérale que dans un contexte multilatéral. Même si Ottawa a suspendu les négociations commerciales avec New Delhi, les gouvernements infranationaux, les entreprises et les établissements d’enseignement canadiens devraient continuer d’interagir activement avec ce pays sud-asiatique, qui constitue la principale source d’étudiants et d’immigrants du Canada.

L’aboutissement de la 15e Conférence des Parties (COP) à la convention des Nations Unies sur la diversité biologique en décembre 2022 a reçu moins d’attention qu’elle ne le devrait. La COP se déroulait à Montréal en raison des restrictions liées à la COVID en Chine, qui a toutefois conservé son rôle de présidente. Le cadre mondial de la biodiversité Kunming-Montréal qui en a résulté est un succès global et a pu voir le jour en partie grâce à une étroite collaboration entre les autorités canadiennes et chinoises. D’un autre côté, en juin 2023, le Canada a mis fin à toutes les activités dirigées par le gouvernement auprès de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), se situant à Beijing. Le désengagement par rapport à l’institution nuit aux intérêts du Canada dans la région de l’Asie-Pacifique, où la BAII finance des projets dans des domaines importants pour Ottawa, notamment l’atténuation du changement climatique.

Sur une note plus positive, les discussions sur les accords économiques et commerciaux progressent à un rythme soutenu avec des partenaires volontaires en Indonésie (individuellement) et de l’ANASE (y compris l’Indonésie). Bien que les négociations soient très difficiles, elles valent la peine d’être poursuivies. L’ANASE est en voie de devenir quatrième dans l’économie mondiale d’ici 2030. En 2022, le commerce de marchandise entre le Canada et l’ANASE a atteint 40,7 milliards de $ CA. L’entente quant à un partenariat stratégique entre l’ANASE et le Canada en septembre 2023 a marqué une importante étape. Le Canada a déjà conclu des accords de libre-échange avec certains états de l’ANASE par l’intermédiaire de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste. Ottawa doit agir de manière plus proactive pour obtenir de plus grands avantages de cet important accord, qu’il présidera en 2024.

La SIP a élargi la portée géographique et augmenté le capital d’apport de l’institution de financement du développement, FinDev Canada, afin qu’elle puisse soutenir le développement des infrastructures dans la région indo-pacifique. Aujourd’hui, FinDev dispose d’un portefeuille d’une valeur de 1,14 milliard de $ CA constitué grâce à des engagements signés avec 42 clients. Cependant, aucun de ces clients ne se trouve en Asie ou dans le Pacifique. L’institution de financement du développement doit agir plus rapidement pour remplir son mandat élargi.

Le Canada doit tirer parti des relations positives avec le Japon et la Corée du Sud pour développer davantage ses liens économiques et ses autres secteurs de coopération. De plus, pour complémenter la SIP, un engagement plus substantiel devrait être recherché avec l’Asie centrale, qui a assisté à d’importantes réformes politiques et libérales dans ses deux plus grandes économies, soit le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Tous deux saluent une diversification de leurs relations économiques afin de minimiser leur dépendance envers la Chine et la Russie. Certaines occasions se présentent dans la région pour les firmes canadiennes dans des secteurs tels que l’exploitation minière, la métallurgie, l’énergie et l’agriculture.

Toutefois, afin de réaliser les ambitions de la SIP, le Canada doit investir davantage de ressources dans sa mise en œuvre, continuer d’accroître sa présence régionale et se montrer plus actif dans les forums et réseaux indo-pacifiques.

Patrick Leblond: Atteindre les objectifs de la SIP concernant les échanges, les investissements et la résilience de la chaîne d’approvisionnement : tout va bien jusqu’à maintenant!

Patrick Leblond headshot
Titulaire de la Chaire CN-Paul M. Tellier en entreprise et politiques publiques et professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales,  l’Université d’Ottawa

La stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique implique un objectif d’élargir l’échange, l’investissement et la résilience de la chaîne d’approvisionnement. Pour y parvenir, la SIP énumère un certain nombre d’initiatives et d’engagements. De manière générale, la mise en œuvre de cet objectif s’est avérée impressionnante jusqu’à maintenant.

Toutefois, certaines des initiatives décrites ci-dessous se sont en réalité produites avant le lancement de la SIP; ainsi, il est difficile de dire si cette progression peut être attribuée directement à la stratégie. D’une manière ou d’une autre, nous pouvons supposer avec confiance que la SIP a donné à ces activités un élan supplémentaire.

En ce qui a trait à l’échange, en février 2023, Mary Ng, ministre de la Promotion des exportations, du Commerce international et du Développement économique, a annoncé que le gouvernement fédéral allait investir 24 millions de $ CA pour établir le portail commercial vers l’Asie du Sud-Est, qui sera installé à Singapour. Ce même mois, elle a mené la première mission commerciale d’Équipe Canada vers la région indo-pacifique, également à Singapour, puis en octobre et en novembre, elle a dirigé la deuxième mission vers le Japon. En décembre 2022, un mois après la publication de la SIP, le Canada a renforcé son soutien aux femmes entrepreneures lors de la participation de la ministre Ng à la deuxième mission commerciale vers le Japon, constituée de femmes uniquement, de la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Ces efforts visant à accroître le commerce avec la région indo-pacifique sont soutenus par la nomination en septembre de Paul Thoppil à titre de représentant au commerce du Canada pour la région indo-pacifique. Il sera installé à Jakarta.

Au congrès APEC en novembre 2023, le Canada et ses partenaires du PTPGP ont approuvé le mandat pour l’examen général du PTPGP, « un processus qui a pour but d’évaluer et d’améliorer la mise en œuvre et le bon fonctionnement de l’Accord. » En 2024, le Canada présidera la Commission PTPGP, l’organisme qui régit l’Accord. Au congrès de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) en novembre 2023, la ministre Ng a lancé le conseil de partenariat de l’Accord de coopération économique et commerciale avec les peuples autochtones. Le Canada attend toujours que les États-Unis acceptent sa demande de se joindre à leur Cadre économique Indo-Pacifique pour la prospérité.

Le Canada a également amélioré l’accès au marché grâce à de nouveaux accords de libre-échange global et à des accords nouveaux ou modernisés sur la promotion et la protection des investissements à l’étranger. En septembre 2023, le Canada et l’ANASE ont signé l’ambitieux Partenariat stratégique ANASE-Canada, qui appelle notamment à la « conclusion d’un accord de libre-échange ANASE-Canada » (2025 étant l’objectif). Lors du lancement de la SIP, le Canada et l’ANASE ont effectué deux rondes de négociations (août 2022 et novembre 2022). Depuis, ils ont mené trois rondes supplémentaires. Au-delà de l’ANASE, le Canada a conclu les négociations pour un accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers avec Taïwan en octobre 2023.

La SIP comprend de nombreuses initiatives visant à renforcer la présence des secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire dans la région indo-pacifique. L’une de ces initiatives est le bureau d’Agriculture et Agroalimentaire dans l’Indo-Pacifique (BAAIP). En décembre 2022 et en janvier 2023, Marie-Claude Bibeau, alors ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, a rencontré les associations de l’industrie pour « aider à guider les premières étapes de la planification et de la mise en œuvre [du BAAIP]. » Le 7 juin 2023, elle a annoncé que le BAAIP serait basé à Manille et soutenu par un financement du gouvernement fédéral de 31,8 millions de $ CA. En avril 2023, la ministre Bibeau a également mené une mission commerciale au Japon et à Singapour.

Sur le front numérique, la SIP demande au Canada de se joindre à l’Accord de partenariat sur l’économie numérique (APEN) entre le Chili, la Nouvelle-Zélande et Singapour à la suite de l’annonce de la Ministre Ng en mai 2022 selon laquelle le Canada avait présenté une demande officielle pour lancer les négociations d’adhésion. En août 2022, le comité mixte de l’APEN a « décidé de débuter le processus d’adhésion pour le Canada. » Les négociations sont toujours en cours.

Dans le domaine de l’investissement, FinDev Canada a reçu une capitalisation d’une valeur de 750 millions de $ CA pour étendre ses activités à la région indo-pacifique. FinDev Canada se concentre sur les infrastructures durables, sur l’agro-industrie et sur la foresterie et les chaînes de valeur associées, ainsi que sur les services financiers. En mai 2023, elle a signé un mémorandum d’accord avec la Banque asiatique de développement « pour encadrer leur collaboration et faciliter les investissements durables et inclusifs du secteur privé et le développement durable dans la région Asie-Pacifique. » En date du mois de novembre, il semble que FinDev n’a encore réalisé aucun investissement dans l’Indo-Pacifique.

Enfin, en ce qui a trait au renforcement de la résilience de la chaîne d’approvisionnement, le Canada a renforcé ses partenariats en matière de science, de technologie et d’innovation avec le Japon, signant deux mémoires de coopération : l’un sur la science et la technologie industrielles, et l’autre sur les chaînes d’approvisionnement de batterie, lors de la visite du ministre japonais de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie Yasutoshi Nishimura, à Ottawa en septembre 2023.

En tenant compte de tout cela, nous pouvons conclure que le gouvernement fédéral du Canada a respecté ses engagements à la SIP liés au commerce, à l’investissement et à la résilience de la chaîne d’approvisionnement. Comme mentionné, certaines de ces initiatives étaient en cours avant le lancement de la SIP et auraient pu se produire d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, la SIP leur a peut-être donné un élan plus important en les rendant plus visibles aux yeux du public. La SIP permet certainement de demander des comptes plus facilement au gouvernement fédéral, sans égard à la date à laquelle un engagement en particulier a été lancé.

Deanna Horton: La SIP du Canada et l’Arctique

Deanna Horton headshot
Attachée de recherche supérieure, École Munk des affaires internationales et des politiques publiques

La stratégie Indo-Pacifique du Canada (et celle des États-Unis) est perçue comme étant étroitement liée à sa stratégie Arctique, toutes deux s’intéressant à des régions ayant d’excellentes occasions stratégiques.

D’un point de vue économique, mis à part l’un et l’autre ainsi que le Mexique, le Canada et les États-Unis sont plus étroitement liés à l’Indo-Pacifique qu’à toute autre région. Le Canada clame son adhésion à l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), un accord de libre-échange entre 11 pays (12 incluant le Royaume-Uni) qui n’inclut ni la Chine ni les États-Unis. Cependant, ni le Canada ni les États-Unis (ni l’Inde, d’ailleurs) ne sont membres de l’important Partenariat régional économique global (PREG), un groupement économique représentant près d’un tiers du PIB et de la population mondiale. Le cadre économique Indo-Pacifique (IPEF), une initiative américaine, a gagné des adeptes malgré certaines critiques à Washington et dans les groupes de politique commerciale en raison de son manque d’accès au marché américain. Même si le Canada a commencé par banaliser la pertinence de l’IPEF, il a évidemment travaillé pour y entrer par la suite.

Sur le front arctique, le Canada détient son Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord (CSAN). Cependant, malgré l’importance de l’Arctique pour le Canada, plusieurs Canadiens (y compris de nombreux gouvernements canadiens) ne perçoivent pas sa gouvernance et sa protection comme étant prioritaires. Comme pour l’Indo-Pacifique, la priorisation de l’Arctique par le Canada a fluctué au fil des ans, et les investissements du gouvernement dans l’Arctique ne reflètent pas l’importance du passage du Nord pour la souveraineté canadienne.

En 2013, le Conseil de l’Arctique a accordé le statut d’observateur à la Chine, à l’Inde, au Japon, à Singapour et à la Corée du Sud. Ces états ont rapidement étendu leur présence dans l’Arctique grâce à un engagement unilatéral, bilatéral et multilatéral, même s’ils l’ont fait dans une moindre mesure pour ce qui est de l’Inde. Ces développements ont ajouté une nouvelle dimension au concept d’« Arctique mondial » et ont éloigné le centre stratégique de l’Arctique de la région elle-même pour le déplacer vers l’Indo-Pacifique. Avec ces cinq états développant les capacités et intérêts de l’Arctique, le Canada et les États-Unis, parmi d’autres pays arctiques, ne peuvent plus négliger les acteurs asiatiques qui ne sont pas arctiques dans leur approche stratégique de la région.

Pour le Canada, alors que la SIP et le CSAN constituent des efforts entendus impliquant des coalitions de ministères gouvernementaux et une coordination des visions stratégiques de ces ministres, les ressources limitées qui ont été allouées pour chacun signifient que le test ultime de la volonté d’Ottawa de contribuer de manière significative, de gagner la confiance des partenaires régionaux et de concrétiser ses visions indo-pacifique et arctique sera dans la mise en œuvre. Pour ce faire, le Canada devra tirer parti de son incidence limitée en maximisant la complémentarité avec ses partenaires.

Karthik Nachiappan: Une SIP sans « Indo »

Karthik Nachiappan
Chercheur universitaire, Institute of South Asia Studies, National University of Singapore

L’Inde occupait une place de choix dans la stratégie pour l’Indo-Pacifique (SIP) du Canada. Cependant, contrairement aux stratégies pour l’Indo-Pacifique produites par les partenaires du Canada du G7, l’Inde ne figurait pas comme un atout géopolitique dans lequel investir. En effet, son importance pour le Canada était plutôt dépeinte comme étant essentiellement économique, comme un marché asiatique prospère et en plein essor. En d’autres mots, l’Inde était perçue comme étant une occasion économique, mais pas stratégique, pour le Canada.

Il s’agissait cependant d’un pari effectué sur un terrain politique instable, considérant les différences dans la caractérisation des activités de la diaspora sikh du Canada qui ont altéré les liens bilatéraux pendant des décennies. Ce pari, et possiblement la SIP du Canada, semble désormais sans gouvernail après les allégations d’Ottawa selon lesquelles le gouvernement indien a joué un rôle dans l’assassinat de Hardeep Singh Nijjar en Colombie-Britannique. Ce meurtre, ainsi que la crise en cours, a endommagé la relation ainsi que la SIP.

Pourquoi l’Inde figure-t-elle de manière importante dans la SIP? Les puissances occidentales considèrent le poids économique et les capacités militaires croissants de l’Inde comme une partie intégrante de leurs efforts visant à équilibrer et à restreindre la prépondérance croissante de la Chine. Sans égard au fait que New Delhi peut probablement dissuader Beijing, les alliés du Canada semblent tous unis pour donner du pouvoir à l’Inde afin d’alléger leurs fardeaux par rapport à la Chine tout en établissant des liens économiques plus étroits avec l’Inde pour des raisons nationales et stratégiques qui leur appartiennent. Une Inde dynamique sur le plan économique peut également constituer un marché attrayant à long terme, tout en aidant New Delhi à financer ses capacités militaires pour pouvoir faire face aux défis de sécurité régionaux.

Une logique similaire pourrait avoir influencé la façon dont le Canada cherchait à engager l’Inde par le biais de sa SIP, même si cet engagement mettait une forte emphase sur les questions économiques. Pour Ottawa, une augmentation des échanges avec l’Inde amplifierait et complémenterait les solides placements des fonds de pension canadiens. L’augmentation des échanges intensifierait les liens entre des entreprises canadiennes et indiennes hautement innovantes, créant ainsi des réseaux de capital, d’idées et de professionnels qualifiés. L’instauration et l’approfondissement des échanges dépendent toutefois d’une entente politique stable, ce que les deux pays n’avaient pas. La crise actuelle a mis en évidence les défauts d’un accent unidimensionnel sur l’Inde et du fait de ne pas intégrer ce pilier dans un cadre stratégique alimenté par des intérêts et des valeurs partagés.

L’incapacité à créer un cadre stratégique bilatéral avec l’Inde avant le dévoilement de la SIP a laissé la stratégie vulnérable aux aléas d’une relation instable, soit une politique conflictuelle de la diaspora. Sans surprise, les premières victimes de la crise actuelle ont été les discussions qui devaient initialement mener à un accord commercial des premiers progrès (ACPP). De plus, les expulsions et désistements de diplomates ont fragilisé les liens entre les peuples qui en étaient à leurs balbutiements grâce à des échanges académiques, culturels, scientifiques et portant sur la recherche. Le manque de confiance retardera inévitablement les discussions bilatérales sur des défis partagés tels que la résilience de la chaîne d’approvisionnement et le changement climatique, deux enjeux hautement prioritaires en Inde aux yeux de la SIP.

Cela dit, il est primordial de considérer cette impasse générationnelle (qui s’avère peut-être nécessaire) comme une occasion d’entamer les conversations difficiles qui aideront à appuyer la relation sur une base plus solide et à protéger celle-ci des sujets politiques irritants. Ce rapprochement pourrait raviver la SIP du Canada et lui permettre de s’attaquer aux priorités bilatérales et régionales, considérant l’essor et la taille de l’Inde, son économie solide et ses positions militaires essentielles, ainsi que la foi qu’ont les alliés canadiens en New Delhi comme un catalyseur dans la région indo-pacifique. Un potentiel dégel dépend toutefois de la direction que prendra l’enquête sur Nijjar et de la façon dont New Delhi répondra. Malgré ce résultat, il ne fait aucun doute que le Canada et l’Inde partagent des intérêts, des valeurs et le désir de collaborer dans un Indo-Pacifique fluide et instable. C’est la politique qui fait obstacle.

The views expressed here are those of the authors, and do not necessarily represent the views of the Asia Pacific Foundation of Canada.

Kai Ostwald

Kai Ostwald est directeur de l’Institute of Asian Research de la University of British Columbia. Il est également professeur agrégé à la School of Public Policy and Global Affairs et au département de sciences politiques. Ses recherches portent essentiellement sur la politique et le développement en Asie du Sud-Est et ont été publiées dans des revues spécialisées et des revues d’études régionales de premier plan. Kai a également participé à des travaux sur la politique et le développement pour une série d’organisations, dont la Banque mondiale et le Centre de recherches pour le développement international. Il est également chercheur à l’ISEAS à Singapour et au Penang Institute en Malaisie. Il était auparavant vice-président du Conseil canadien des études d’Asie du Sud-Est.

Bart W. Édes

Bart Édes est analyste des politiques, commentateur et auteur de Learning From Tomorrow: Using Strategic Foresight to Prepare for the Next Big Disruption (2021). Membre émérite de la FAP Canada, il s'intéresse aux économies asiatiques en développement, au développement international, au commerce et aux investissements transfrontaliers, à l'innovation, aux politiques sociales et aux tendances porteuses de changement qui remodèlent le monde.

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Patrick Leblond

Patrick Leblond est titulaire de la Chaire CN-Paul M. Tellier en entreprise et politiques publiques et professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. Il est également senior fellow au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), chercheur-fellow au CIRANO et professeur affilié au Département des affaires internationales de HEC Montréal.

M. Leblond est spécialiste des questions de gouvernance et de politiques économiques. Il a publié plusieurs ouvrages sur l'intégration financière et monétaire, la réglementation bancaire, l’investissement international, le commerce international et les relations gouvernement-entreprise. Avant d’entreprendre sa carrière universitaire, il a travaillé comme expert-comptable pour Ernst & Young et comme conseiller en finance et stratégie d’entreprise, d’abord chez Arthur Andersen & Cie et ensuite chez SECOR Conseil à Montréal.

Deanna Horton

Deanna Horton est actuellement attachée de recherche supérieure à l’École Munk des affaires internationales et des politiques publiques de l’Université de Toronto, attachée de recherche mondiale au Centre Wilson à Washington, D. C., et attachée de recherche à l’Institut canadien des affaires mondiales. À l’École Munk, Mme Horton a entrepris des recherches portant sur l’emplacement d’entreprises canadiennes en Asie, en tirant parti de données réunies pour une carte interactive. Elle a également animé et modéré plusieurs exposés de conférenciers et tables rondes de discussion au sujet des relations du Canada et des États-Unis avec l’Asie.

Au cours de sa carrière diplomatique, Mme Horton a été ambassadrice du Canada en République socialiste du Vietnam, ministre (relations avec le Congrès, le public et divers gouvernements) à Washington, et a passé douze ans au Japon, période dont le point culminant a été sa nomination au poste de chef de mission adjoint. Elle a été négociatrice du premier accord de libre-échange nord-américain, puis a passé quatre ans à Washington pour suivre la législation du Congrès américain sur l’ALENA et l’OMC. Dans le secteur privé, Mme Horton a été vice-présidente (relations avec les investisseurs et affaires générales) chez Sherritt International, une société de ressources diversifiées.

Mme Horton est titulaire d’un diplôme d’études internationales du Centre de Bologne, de l’École des hautes études internationales de l’Université Johns Hopkins; d’une maîtrise (affaires internationales) de l’École des affaires internationales Norman Paterson de l’Université Carleton et d’un baccalauréat (avec distinction) de l’Université McGill. Mme Horton a également passé deux ans à l’Institut du service extérieur du département d’État des États-Unis à Yokohama, au Japon.

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Karthik Nachiappan

Karthik Nachiappan est chercheur à Institute of South Asian Studies de la National University of Singapore, et chercheur principal non-résident au Macdonald-Laurier Institute (Ottawa). Ses recherches portent sur la géoéconomie de l’Inde, sur les répercussions de questions telles que le commerce, la technologie et le changement climatique sur la politique étrangère indienne et sur la manière dont les positions de l’Inde sur ces questions influencent la dynamique de la sécurité dans la région indo-pacifique. Il est l’auteur de Does India Negotiate? (dont la traduction en français serait « L’Inde négocie-t-elle? ») (Oxford University Press, 2020).